Page:Le Magasin pittoresque, année 1840.djvu/32

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remplis par la cour étincelante de broderies et de diamants : ils parvinrent enfin jusqu’à la grande galerie, où ils aperçurent Louis XIV vêtu d’un habit qui avait coûté douze millions, debout sur une estrade d’argent qu’on avait posée sur une estrade élevée de neuf marches, et garnie de tapis et de vases précieux ; ils se prosternèrent trois fois, les mains jointes, devant la Majesté de l’Occident, et levèrent ensuite les yeux sur elle : le roi leur avait permis de le regarder. »

Pour répondre à la civilité de la Majesté siamoise, Louis XIV décida de lui envoyer à son tour une ambassade. Il nomma pour son ambassadeur M. le chevalier de Chaumont, seigneur très pieux et très rigoureux en matière d’étiquette, qui se trouva très honoré de cette mission, et partit de Brest le 5 mars 1685, accompagné d’un homme fort spirituel, M. l’abbé de Choisy, de plusieurs gentilshommes, et de cinq missionnaires et quatorze jésuites. Le but de cette députation était moitié diplomatique, moitié religieux. On voulait, il est vrai, saisir cette occasion d’obtenir de Tchaou-Naraïa un traité de commerce avantageux ; mais le secret désir qui avait dirigé toute cette affaire, n’allait rien moins qu’à convertir au catholicisme le royaume de Siam. Il est presque inutile de dire que l’événement ne réalisa pas complétement cette espérance. Tchaou-Naraïa ne considéra pas comme prudent d’abjurer sa foi, au risque de perdre sa couronne ; il soutint des discussions théologiques contre les jésuites ; il résista à toutes les instances de M. de Chaumont, et même aux insinuations de son favori, qui, plus tard, après la mort du roi, périt victime de son zèle pour les innovations.

Il existe deux relations de cette ambassade à Siam, écrites, l’une par M. de Chaumont, l’autre par l’abbé de Choisy. Cette dernière est plus détaillée et plus instructive que celle de l’ambassadeur. Nous croyons que l’on ne lira pas sans intérêt l’extrait suivant où l’abbé rend compte à un ami de l’audience solennelle dont notre gravure reproduit le moment le plus curieux.

18 octobre 1685.

Voici une grande affaire faite, l’entrée et l’audience. Dès le matin, M. l’ambassadeur a mis lui-même la lettre du Roi dans une boite d’or, et cette boite dans une coupe d’or, et la coupe sur une soucoupe d’or, et ensuite il l’a exposée sur une table. Il est venu d’abord deux Oyas, qui sont les ducs et pairs du royaume de Siam, suivis de quarante grands mandarins, qui, après avoir complimenté M. l’ambassadeur, se sont prosternés devant la lettre. Après cela, ils sont rentrés dans leurs balons (barques ornées), et se sont mis en marche vers la ville.

Alors, M. l’ambassadeur a pris la lettre du roi et me l’a remise entre les mains. Nous avons marché vers la rivière, moi toujours à sa gauche. Il a repris la lettre et l’a mise dans un bâton doré, ou le fils du roi lui-même n’oserait pas entrer. Ce balon de la lettre a suivi les balons où étaient les présents, et était accompagné par huit balons de garde. M. l’ambassadeur suivait dans son balon tout seul. Je le suivais aussi dans un balon du roi tout seul. J’avais une soutane de satin noir, un rochet avec un grand manteau par-dessus. Nous avions aussi à droite et à gauche des balons de garde. Venaient ensuite quatre balons où étaient les gentilshommes que le roi a mis à la suite de M. l’ambassadeur avec son secrétaire ; et dans d’autres balons étaient tous les gens de la maison : maîtres d’hôtel, sommeliers, valets de chambre, tous fort propres, et ensuite les trompettes et vingt personnes de livrée. La livrée est fort belle, et c’est ce que les Siamois ont trouvé de plus beau. Ils ont vu souvent des justaucorps dorés ; les petits marchands d’Europe en ont ici ; les serruriers sont habillés de soie. M. l’ambassadeur a quatre ou cinq habits dorés ce serait beaucoup à Londres ou à Madrid ; on dit qu’ici il faudrait en changer tous les jours.

Enfin le cortége finissait par les balons de toutes les nations. Voici la marche par eau, qui avait quelque chose de fort singulier. Tous les balons du roi étaient dorés et avaient des clochers d’un ouvrage fort délicat et fort doré. Il y avait soixante hommes de chaque côté avec de petites rames dorées, qui toutes en même temps sortaient de l’eau. et y rentraient ; cela faisait un fort bet effet au soleil.

En mettant pied à terre, M. l’ambassadeur a pris la lettre du roi, et l’a mise sur un char de triomphe encore plus magnifique que le balon. Il est ensuite monté dans une chaise découverte dorée portée par dix hommes. Il avait à ses deux côtés deux oyas, aussi dans des chaises, et je le suivais aussi dans une chaise portée par huit hommes. Je ne me suis jamais trouvé à telle fête, et je croyais être devenu pape. Suivaient les gentilshommes à cheval, les gens de la maison, trompettes et livrées à pied. Nous avons marché dans une rue aussi longue et plus étroite que la rue Saint-Honoré, entre deux doubles files de soldats. Il y avait sur notre chemin, de temps en temps, des éléphants armés en guerre. Tout s’est arrêté à la première porte du palais. M. l’ambassadeur est descendu de sa chaise, a pris la lettre du roi sur le char de triomphe, est entré dans le palais en la portant, et ensuite me l’a remise entre les mains. Nous avons marché gravement, les gentilshommes devant, et les oyas à droite et à gauche ; nous avons passé trois ou quatre cours ; dans la première, il y avait un régiment de mille hommes avec le pot en tête et et le bouclier doré. Ils étaient assis sur leurs talons, leurs mousquets devant eux fichés en terre. Cela est assez beau à la vue ; mais franchement, je crois que cinquante mousquetaires les battraient bien.

Dans la seconde cour, il y avait peut-être trois cents chevaux en escadron. Les chevaux sont assez beaux et mal dressés. Mais ce qu’on ne voit en nul lieu du monde, il y avait des éléphants bien plus grands que ceux du dehors, et entre autres le fameux éléphant blanc qui, dans les guerres de Pégou, a coûté la vie à cinq ou six cents mille hommes. Enfin, dans la dernière cour, nous avons trouvé de grandes troupes de mandarins, la face en terre, appuyés sur leurs coudes. Il fallait monter sept ou huit degrés pour entrer dans la salle d’audience. M. l’ambassadeur s’est arrêté avec M. Constance pour donner le temps aux gentilshommes français d’entrer dans la salle et de s’asseoir sur des tapis. On était convenu qu’ils y entreraient la tête haute à la française avec leurs souliers, et qu’ils se mettraient à leur place avant que le roi parût sur son trône ; et que, quand il y paraîtrait, ils lui feraient une inclination à la française sans se lever. Dès qu’ils ont été placés, on a ouï sonner les trompettes et les tambours du dedans ceux du dehors ont répondu : c’est le signal que le roi se va mettre sur son trône. Aussitôt, M. Constance, nu-pieds, c’est-à-dire avec des chaussettes sans souliers, a monté les degrés en rampant, comme on fait à Rome en montant la Scala santa, et encore bien plus respectueusement. M. l’ambassadeur l’a suivi ; j’étais à la gauche portant la lettre du roi. Son Excellence a ôté son chapeau sur les derniers degrés dès qu’il a vu le roi, et après être entré dans la salle a fait une profonde révérence à la française. J’étais à sa gauche, et n’ai point fait de révérence, parce que je portais la lettre du roi. Nous avons marché jusqu’au milieu de la salle entre deux rangs de grands mandarins prosternés. Là, M. l’ambassadeur a fait la seconde révérence, et s’est avancé vers le trône du roi à la portée de la voix, et s’est mis devant le siège qu’on lui avait préparé. Il a fait sa troisième révérence, et a commencé sa harangue debout et découvert ; mais à la seconde parole il s’est assis et a mis son chapeau. Je suis demeuré debout tenant toujours la lettre du roi. Voici la harangue de M. le chevalier de Chaumont :


Sire,

« Le roi mon maître, si fameux aujourd’hui dans le monde