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Page:Le Masque 1912.djvu/348

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mots qui servaient d’exorde à tous ses discours : « Moi et Ronsard… » Cela exaspérait un peu cet autre grand enfant qu’était Verlaine, lequel, s’appliquant à imiter Moréas, passait un peu de salive sur son doigt médian, en lissait l’extrême pointe de sa moustache, rajustait des manchettes, hélas ! imaginaires, et tonitruait : « Moi et Moréas… » Plus tard, moins amène, il devait le qualifier dans ses Épigrammes d’un terme en trois lettres qui constitue une injure gratuite au sexe à qui nous devons notre naissance et nos illusions.

Verlaine venait parfois retrouver Moréas chez un marchand de vins dont l’établissement, La Côte d’Or, faisait le coin de la rue Racine et de la rue de Médicis, en face de l’Odéon et du Palais du Luxembourg. De l’entresol, qui servait de restaurant, on voyait passer les célébrités.

Nous vîmes même un jour Sarcey s’introduire dans certain édicule auquel Vespasien n’aurait pas trouvé d’odeur. Ce ne fut pas chose facile à cause de sa corpulence. Il en sortit avec non moins de peine, la gidouille (comme disait Jarry) repoussée vers les reins par l’étroite issue. Un ban tumultueux accueillit la délivrance de Notre Oncle, qui, très myope, ne parvint pas à découvrir d’où partait cette intempestive ovation.

Verlaine venait donc parfois partager avec nous notre miroton et notre demi-setier. Nous, c’étaient, outre Moréas, Raymond de la Tailhède, le grand lyrique qui se tait depuis trop longtemps, Ernest Raynaud, qui a si noblement évoqué l’œuvre de son maître dans l’Assomption de Paul Verlaine, Maurice du Plessys, trépidant, sarcastique et pince-sans-rire, Gauguin, qui arrivait des Antilles et s’apprêtait à partir pour Tahiti, Charles Morice, dont la Littérature de tout à l’heure venait de faire grand bruit, Édouard Dubus, délicieux esprit qui devait s’abîmer dans tous les paradis artificiels, Adolphe Retté, qui ne songeait guère alors à la religion, Louis Le Cardonnel, qui ne cessait d’y penser, et combien d’autres, dont quelques-uns se sont suicidés, dont certains ont eu des morts affreuses. Néanmoins, les plus à plaindre, parmi nous, sont ceux qui renoncèrent avant l’heure à l’Art et à la Poésie.