Page:Le Monde slave, revue mensuelle, 1938-04.djvu/233

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rognures de papier, « une chute de neige », s’exclamaient-ils. Mais Akaki Akakiévitch demeurait impassible ; on aurait dit que personne ne se trouvait devant lui ; il ne se laissait pas distraire de sa besogne et toutes ces importunités ne lui faisaient pas commettre une seule bévue. Si la taquinerie dépassait les bornes, si quelqu’un lui poussait le coude et l’arrachait à sa tâche, il se contentait de dire :

« Laissez-moi ! Que vous ai-je fait ? »

Il y avait quelque chose d’étrange dans ces paroles. Il les prononçait d’un ton si pitoyable qu’un jeune homme, récemment entré au ministère et qui avait cru bon d’imiter ses collègues en persiflant le bonhomme, s’arrêta soudain comme frappé au cœur. Depuis lors, le monde prit à ses yeux un nouvel aspect ; une force surnaturelle parut le détourner de ses camarades, qu’il avait tenus tout d’abord pour des gens bien élevés. Et longtemps, longtemps ensuite, au cours des minutes les plus joyeuses, il revit le petit employé au front chauve, et il entendit ses paroles pénétrantes : « Laissez-moi ! Que vous ai-je fait ? » Et dans ces paroles pénétrantes résonnait l’écho d’autres paroles : « Je suis ton frère ! » Alors, le malheureux jeune homme se voilait la face, et plus d’une fois au cours de son existence, il frissonna en voyant combien l’homme recèle d’inhumanité, en constatant quelle grossière férocité se cache sous les manières polies, même, ô mon Dieu, chez ceux que le monde tient pour d’honnêtes gens…

On aurait difficilement trouvé un fonctionnaire aussi profondément attaché à son emploi qu’Akaki Akakiévitch. Il s’y adonnait avec zèle ; non, c’est trop peu dire, il s’y adonnait avec amour. Cette éternelle transcription lui paraissait un monde toujours charmant, toujours divers, toujours nouveau. Le plaisir qu’il y prenait se reflétait sur ses traits ; quand il arrivait à certaines lettres qui étaient ses favorites, il ne se sentait plus de joie, souriait, clignotait, remuait les lèvres comme pour s’aider dans sa besogne. C’est ainsi qu’on pou-