Page:Le Monde slave, revue mensuelle, 1938-04.djvu/397

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d’ailleurs tout franc que ledit malade n’en avait pas pour deux jours, puis se tournant vers la logeuse, il ajouta :

— Allons, ma bonne dame, ne perdez pas votre temps inutilement ; allez vite commander un cercueil de sapin : le chêne serait trop cher pour lui.

Akaki Akakiévitch perçut-il ces paroles fatales ? Et s’il les entendit, en fut-il douloureusement affecté ? Regretta-t-il sa pitoyable existence ? On l’ignorera toujours, car il délira sans arrêt jusqu’à sa dernière heure. Des visions, toutes plus bizarres les unes que les autres, le harcelaient à qui mieux mieux. Tantôt il voyait Pétrovitch et lui commandait un manteau muni de pièges pour les voleurs qui assiégeaient son lit, si bien qu’il ne cessait d’appeler sa logeuse pour qu’elle en retirât un de dessous sa couverture ; tantôt il demandait pourquoi sa vieille capote pendait au mur alors qu’il possédait un beau manteau tout neuf. Tantôt il croyait encore subir la mercuriale du grand personnage et lui répondait humblement : « Faites excuse, Excellence ! » Tantôt il blasphémait de si furieuse façon que sa logeuse se signait, interdite : comment cet homme qui n’élevait jamais la voix pouvait-il proférer d’aussi horribles jurons et, chose plus grave, les accoler au noble nom d’Excellence ? Vers la fin, Akaki Akakiévitch se mit à bredouiller des paroles incohérentes, mais qui n’en témoignaient pas moins que toutes ses pensées continuaient de tourner confusément autour du manteau.

Quand le pauvre Akaki Akakiévitch eut rendu le dernier soupir, on ne mit de scellés ni sur sa chambre ni sur ses affaires : il n’avait aucun héritier et ne laissait pour tout avoir qu’un paquet de plumes d’oie, une main de papier-ministre, trois paires de chaussettes, deux ou trois boutons et la fameuse capote. Qui s’empara de tout cela ? Je dois avouer que l’auteur de ce récit ne s’en est pas autrement préoccupé.

On emporta le mort, on le mit en terre et Pétersbourg demeura sans Akaki Akakiévitch. Il disparut à jamais, cet