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Page:Le Monde slave, revue mensuelle, 1938-04.djvu/400

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au-delà du pont Kalinkine, non sans semer la terreur parmi les esprits pusillanimes.

Mais nous avons entièrement délaissé le fameux « personnage considérable » grâce auquel, après tout, cette histoire vraie a dû prendre une tournure fantastique. L’impartialité nous oblige à reconnaître que, peu après le départ du malheureux, le personnage important éprouva quelque regret de l’avoir si rudement rabroué. La pitié ne lui était pas étrangère, et certains bons sentiments, que sa dignité l’empêchait bien souvent de laisser paraître, trouvaient pourtant refuge au fond de son cœur. Dès que son ami l’eut quitté, il se prit à songer au pâle fonctionnaire que venaient d’anéantir les foudres de sa colère directoriale. Depuis lors cette image le harcela tant et si bien qu’au bout de huit jours, n’y tenant plus, il envoya un employé s’enquérir du bonhomme : comment allait-il, en quoi pouvait-on lui être utile ?

Quand il apprit qu’Akaki Akakiévitch avait succombé à un brusque accès de fièvre chaude, cette nouvelle stupéfiante éveilla en lui des remords et le mit pour toute la journée de fort mauvaise humeur. Éprouvant le besoin de se distraire, de secouer cette pénible impression, il se rendit chez l’un de ses amis qui donnait une soirée. Il trouva là une compagnie fort agréable, presque entièrement composée de personnes du même rang que lui. Rien donc ne pouvait le gêner et cette circonstance eut une action fort heureuse sur son état d’esprit : il s’épanouit, se montra brillant, bref passa une excellente soirée. Au souper, il sabla une ou deux flûtes de champagne, boisson, comme on le sait, plutôt propice à dissiper les humeurs noires. Le champagne lui inspira le désir de quelque extra ; au lieu de rentrer tout droit chez lui, il résolut donc de rendre visite à une certaine Caroline Ivanovna, dame d’origine allemande, je crois, pour laquelle il professait des sentiments tout à fait amicaux. Il faut dire que le personnage considérable, bon mari et non moins bon père de famille, était d’âge respec-