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Page:Le Monument de Marceline Desbordes-Valmore, 1896.pdf/33

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que Le Poussin a mis dans son Arcadie. Mais elle l’appelait son enfant et était sa mère pour le soigner, le consoler, le soutenir, hélas ! et le plaindre. En l’épousant, la sainte créature avait saisi une incomparable occasion de se dévouer. Elle partagea la vie errante et dispersée de l’acteur. Elle le suivit à Lyon. Cette grande ville noire, ville de labeur, assourdie par le bruit de ses trente mille métiers, fière de son travail et de sa richesse, ne fut pas clémente à Marceline Desbordes-Valmore. Le comédien, dont le genre commençait à se perdre, gagnait peu. Les faillites des directeurs, la fermeture des théâtres pendant l’émeute réduisaient le pauvre ménage à la misère et personne, dans la ville énorme, ne savait qu’au cinquième étage d’une maison d’ouvriers frissonnait sans feu, sans pain, dans la fièvre, la prière et la résignation, avec un mari malade et trois petits enfants, la femme la plus belle du monde par le cœur et le génie, celle qu’un poète a nommé la Sapho chrétienne.

En ces jours troublés par des crises économiques dont la violence nous étonne aujourd’hui, nous, qui pourtant ne pouvons nous flatter d’avoir ramené l’âge d’or, les ouvriers de Lyon affamés par le chômage, se soulevèrent et cette révolte de moutons finit en boucherie. Marceline Desbordes vit le massacre de ces malheureux, coupables d’avoir eu faim. Elle se sentit peuple avec ce peuple égorgé. Devant ces morts mis en tas dans la rue, son âme se brisa, elle poussa ce cri : « je deviendrai folle ou sainte dans cette ville » et elle jeta aux veuves et aux orphelins cet appel véhément et pacifique, d’une religieuse grandeur :

Prenons nos rubans noirs. Pleurons toutes nos larmes,
On nous a défendu d’emporter nos meurtris.
Ils n’ont fait qu’un monceau de leurs pâles débris.
Dieu ! bénissez-les tous ; ils étaient tous sans armes.

Et cette même voix, messieurs, qui gémissait avec tant de courage sur les morts d’avril, huit ans plus tard le 13 juillet 1842, plaignait un deuil royal et pleurait l’héritier du trône, un jeune prince, aimé, estimé, mort d’un accident vulgaire et tragique. Le cœur de Marceline Desbordes-Valmore, trop haut pour être d’un parti, la menait toujours du côté des malheureux. Elle allait naturellement à toutes les misères. Pauvre, elle fut charitable. Elle pratiquait abondamment les sept œuvres de la miséricorde ; surtout elle demandait la grâce des prisonniers.

On sait que tout enfant, se promenant avec son frère sur le bord de la Scarpe, elle vit un vieillard qui, par la fenêtre d’une tour où il était enfermé, tendait les bras vers elle. Le jour même, elle partit à pied avec son frère pour