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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/143

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épiant de droite et de gauche, toujours sur l’alerte en cas d’approche d’officier. Parfois, M. Baker, se dirigeant vers l’avant pour jeter un coup d’œil à la voilure, roulait sa massive dégaine à travers le silence, soudain tombé, des hommes ; ou M. Creighton arrivait, traînant la jambe, la figure lisse, juvénile et plus intraitable que jamais, perçant notre bref mutisme d’un coup droit de ses yeux clairs. Derrière lui, Donkin recommençait à darder la sournoiserie de ses regards :

— En v’là un. Y’ en a ici qui l’ont amarré l’autre jour. Pour ce qu’il vous a dit merci ! Vous fait-il pas trimer pire qu’avant ? On l’aurait laissé à la traîne… Pourquoi pas ? Ça aurait coûté moins de mal. Pourquoi pas ?

Confidentiel, il se portait en avant, puis reculait, sûr de ses effets oratoires ; il chuchotait, clamait, agitait ses bras misérables pas plus gros que des tuyaux de pipe — tendait son maigre cou — bafouillait — louchait. Entre les pauses de son éloquence emportée, le vent dans la mâture soupirait doucement, la calme mer, le long du navire, élevait vers notre foule inattentive un murmure avertisseur. Tout abominable que nous considérions l’individu, comment nier la vérité lumineuse de ses remontrances ? Cela tombait sous le sens. — Bons marins, indubitablement, nous l’étions ; riches de mérites et pauvres de solde. Nos efforts avaient sauvé le navire et c’est le capitaine auquel on saurait gré. Qu’avait-il fait ? Nous voulions le savoir. Donkin demandait :

— Comment qu’il s’en aurait tiré sans nous ?

Et nous ne pouvions pas répondre. Opprimés par l’injustice du monde, surpris d’apercevoir depuis combien de temps son fardeau nous pesait sans que nous réalisions notre état déplorable ; nous souffrions d’un soupçon et d’un malaise, celui de notre obtuse stupidité qui n’avait