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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/174

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Il fourra le morceau de fonte dans sa poche, l’air honteux de cette expansion subite, puis péremptoire :

— Si vous repincez Podmore à ses exercices, dites-lui que je le ferai mettre sous la pompe. J’ai dû le faire déjà une fois. Le bonhomme a des crises qui le prennent de temps à autre. Bon cuisinier avec ça.

Il s’éloigna rapidement, revint au capot. Les deux seconds le suivaient, à travers la lueur des étoiles, de leurs yeux stupéfaits. Il descendit trois marches et, changeant de ton, parla, la tête tout près du pont.

— Je ne me coucherai pas ce soir en cas de nouveau ; appelez-moi si… Avez-vous vu les yeux de ce nègre malade, monsieur Baker ? J’imagine qu’il me suppliait. De quoi ? Plus rien à faire. Ce pauvre bougre noir, tout seul au milieu de nous tous, qui me regardait comme s’il avait vu l’enfer et tous ses diables derrière moi. Misérable Podmore, voyez-vous ça ! Qu’il meure en paix au moins. Je suis maître ici, après tout. Je dis ce qu’il me plaît. Qu’il reste où il est. Ç’a peut-être été une fois la moitié d’un homme… Veillez bien.

Il disparut dans les profondeurs du navire, laissant les deux seconds qui se regardaient l’un l’autre plus impressionnés que s’ils avaient vu quelque statue de pierre verser une larme de compassion miraculeuse sur les incertitudes de la vie et de la mort.

Dans la buée bleue où fondaient les spirales dressées aux fourneaux des pipes, le poste d’équipage apparaissait plus vaste qu’une grand-salle. Entre les poutres stagnait un nuage lourd ; et les lampes nimbées de halos brûlaient chacune, flamme morte privée de rayons, au cœur d’une auréole violette. Des couronnes de fumée ondulaient en traînées plus denses. Les hommes étaient vautrés par terre, assis en poses négligentes ou bien, le genou plié, se