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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/176

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pendait vers la terre un vautour malade aux plumes rebroussées. Belfast, les jambes de-ci de-là, la figure rouge à force de gueuler, les bras levés, figurait assez une croix de Malte. Les deux Scandinaves, dans un coin, avaient l’aspect de consternation muette qu’on voit aux témoins d’un cataclysme. Et, plus loin que la lumière, Singleton debout dans la fumée, monumental, indistinct, la tête touchant les poutres, dressait une effigie de stature héroïque dans les ombres de cette crypte.

Il fit un pas en avant, imperturbable et vaste. Le bruit tomba comme une vague se brise : mais Belfast cria une fois de plus, les bras battant l’air : « Il se meurt, que je vous dis ! » puis se rassit tout à coup sur le panneau et se prit la tête dans les mains. Tous contemplaient Singleton, les yeux levés du pont où ils gisaient, braqués du fond d’obscurs recoins ou tournés avec des têtes curieuses. Ils attendaient, apaisés déjà, comme si ce vieillard qui ne regardait personne avait possédé le secret de leurs indignations et de leurs désirs troublés, une vision plus nette, un plus clair savoir. En vérité, debout au milieu d’eux, il revêtait la mine indifférente d’un homme qui a connu des multitudes de navires, entendu bien des voix pareilles aux leurs, contemplé déjà tout ce qui peut arriver sur l’immense étendue des mers. Ils entendirent sa voix ronfler dans sa poitrine large, comme si les mots roulaient vers eux des profondeurs d’un âpre passé.

— Que voulez-vous faire ? interrogea-t-il.

Personne ne répondit. Knowles seul marmotta : « Ouais, ouais » et quelqu’un dit très bas : « Si c’est pas honteux ! »

Il attendit, fit un geste méprisant.

— J’ai vu des émeutes à bord quand certains d’entre vous n’étaient pas nés, dit-il lentement, pour quelque chose ou pour rien ; mais jamais pour chose pareille.