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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/190

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pour les bornes étroites du langage humain, et de gré commun on s’en remettait, pour le résoudre, à la grande mer qui, dès le principe, l’avait enveloppé dans son immense étreinte ; à la mer qui savait tout et dévoilerait à son heure, infailliblement, à chacun, la sagesse cachée en toutes les erreurs, la certitude tapie en tous les doutes, le royaume de paix et de sécurité qui fleurit par-delà les frontières de la souffrance et de la peur. Et dans les courants confus de pensées impuissantes qui se créent et se meuvent parmi des hommes assemblés, Jimmy émergeait, en trouait la surface, forçant l’attention, comme une balise noire enchaînée au fond d’un estuaire vaseux. Le mensonge triomphait. Il triomphait par la force du doute, de la bêtise, de la pitié, du faux sentiment. Nous nous mîmes en devoir d’achever ce triomphe par compassion, insouciance, affaire de rire un brin. L’obstination de Jimmy en son attitude simulatrice devant l’inévitable vérité prenait les proportions d’une énigme colossale, d’une manifestation grandiose à force d’incompréhensibilité, forçant par moments un respect émerveillé ; et il y avait aussi pour plusieurs quelque chose d’exquisement drôle à le duper ainsi jusqu’au bout de sa propre imposture. Sa méconnaissance opiniâtre de l’unique certitude dont nous pouvions suivre l’approche de jour en jour était aussi troublante que la défaillance de quelque loi de nature. Il se trompait si totalement sur lui-même qu’on ne pouvait se défendre de lui suspecter l’accès de quelque savoir surhumain. Il était absurde au point de paraître inspiré. Il apparaissait unique et doué de cette fascination que seule peut exercer un être en dehors de l’humanité : ses dénégations, il semblait nous les jeter déjà de l’autre côté de la frontière fatale. Il devenait immatériel comme une apparition ; ses pommettes saillaient, le front