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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/224

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Les hommes, séparés par l’action dissolvante de la terre, se retrouvèrent, une fois de plus, au bureau de la marine.

— Le Narcisse désarme, clama, devant une porte vitrée, un vieux drille boutonné de cuivre, avec une couronne et les initiales B. T. sur sa casquette. Un bon nombre entra de suite, mais beaucoup furent en retard. La pièce était grande, nue, blanchie à la chaux ; un comptoir, surmonté d’un grillage en fil de fer, limitait le tiers à peu près de son étendue poussiéreuse ; et, derrière le grillage, un scribe à figure molle, une raie au milieu des cheveux, avait les yeux mobiles et brillants, les mouvements saccadés et vifs d’un oiseau en cage. Le pauvre capitaine Allistoun, là-dedans, lui aussi, siégeant devant une petite table où s’empilaient des billets et de l’or, semblait impressionné par sa captivité. Un autre oiseau du Board of Trade[1] perchait sur un tabouret haut près de la porte, vieil oiseau rassis que mille facéties de matelots en goguette ne parvenaient pas à effaroucher. L’équipage du Narcisse, épars en petits groupes, se pressait dans les coins. Ils portaient des frusques de terre neuves, vestes élégantes qu’on eût dites taillées à coups de hache, pantalons brillants comme des tôles, chemises de flanelle sans cols, souliers neufs éblouissants. Ils se frappaient sur l’épaule, se prenaient l’un l’autre par un bouton de gilet, demandaient : « Où as-tu couché cette nuit ? », chuchotaient gaiement, tapaient des mains sur les cuisses, des pieds sur le sol, s’esclaffaient de rires contenus. La plupart montraient des visages frais rasés qui rayonnaient ; un ou deux seulement étaient mal peignés et tristes ; les deux Norvégiens, lavés et doux, promettaient d’avance

  1. Ministère du commerce et de la marine marchande.