Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/87

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jamais la terre, puis, durant d’interminables instants, tombait à travers le vide, tous les cœurs à bord cessant de battre, jusqu’à ce qu’un choc affreux, prévu et soudain, les remît en mouvement d’un grand coup. Après chaque secousse dislocante, Wamibo, à plat ventre, la figure dans l’oreiller, exhalait dans une courte plainte le tourment d’un monde à la géhenne. De temps en temps, pendant une fraction d’intolérable seconde, le navire, dans un déchaînement plus féroce du vacarme, restait sur le flanc, vibrant et immobile, en une immobilité plus redoutable que ses bonds les plus démesurés. Alors, sur tous ces corps gisants, un frisson passait, un frémissement d’angoisse. Un homme allongeait une tête anxieuse, une paire d’yeux luisaient dans la lumière balancée, vifs, brillants de folle terreur. Quelqu’un avançait les jambes un peu, comme pour sauter à bas. Mais plusieurs sans bouger, sur le dos, une main fortement agrippée au rebord de la couchette, fumaient nerveusement à rapides bouffées, les yeux au plafond, figés dans un immense désir de paix.

À minuit vint l’ordre de carguer le petit hunier et le perroquet de fougue. Avec d’immenses efforts, nous nous hissâmes dans la mâture, souffletés à coups impitoyables, sauvâmes la toile et descendîmes exténués, pour essuyer derechef, en un silence pantelant, le cruel flagellement des flots. Pour la première fois peut-être dans l’histoire de la marine marchande, le quart relevé ne quitta pas le pont, cloué par la fascination d’une violence que semblait nourrir une rancune empoisonnée. À chaque gros coup de temps, des hommes, pressés l’un contre l’autre, se murmuraient : « Ça ne peut pas venter plus fort », et, sur l’heure, l’ouragan leur en criait le démenti dans une déchirante clameur et leur renfonçait le souffle dans la gorge. Une