Page:Le Petit - Les Œuvres libertines, éd. Lachèvre, 1918.djvu/86

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attirail, quoiqu’il n’eut point alors le bandeau devant les yeux que nos peintres, qui ne sont pas plus sages que nos poètes, luy mettent devant ses deux luminaires, qu’il avoit ce jour-là beaux et nets comme les verrières d’une lunette. Je changeay de posture à son aspect, et, me relevant promptement de mon séant comme j’estois, je me mis à genoux comme je devois, l’adorant comme une divinité de sa condition et de son mérite. Il fit bien voir qu’il l’estoit, me disant là sur le champ comme un impromptu les plus secrettes pensées de mon âme et les plus particulières débauches de mon corps, me faisant mesme ressouvenir de certaines choses que je ne me ressouvenois pas d’avoir jamais oublié ; il ne me souffrit pas toutesfois longtemps en cet estât, car, ayant obeÿ au commandement qu’il me fit de me lever et de le suivre, il me fit la faveur de me prendre par la main (si ce fut par la gauche ou par la droite, je ne m’en ressouviens pas bonnement, il est tousjours constant que ce ne fut pas par le pied ny par le nez). Tant y a que nous nous esloignasmes ainsi peu à peu du lieu où il m’avoit trouvé sans me chercher, pour en aller chercher un autre où je ne m’estois jamais trouvé. Je ne manquois pas, à tous les coins d’allées et de rues, de luy céder le haut du pavé, et de luy rendre quantité de grâces de l’honneur qu’il me faisoit de me faire part de la sienne. À tout cela il ne faisoit que bransler la teste et remuer les lèvres sans articuler un seul mot, ce qui me fit croire quelque temps qu’un meschant accident en avoit attiré un pire, et qu’on n’avoit peut-estre pu l’empescher de devenir muet en le faisant cesser d’estre aveugle ; mais il eut la bonté de me desabuser, et prit la peine de parler pour m’oster de celle où j’estois de son silence. Après avoir donc fait les grimasses, simagrées et contorsions ordinaires de nos orateurs, et descchargé quelques excremens flegmatiquesà l’avenant, il me harangua ainsi :

« Je crois, Pecheur, que les marques que je porte t’ont desjà assez fait connoistre qui je suis, encore que les plaintes que je sçais que tu fais de moy partout démentent cette connoissance ; car, si tu en vois la véritable, tu ne serois pas moins confus de celle de ton erreur que de celle de ma souveraine puissance.

» Dis-moy, pourquoy me fais-tu passer partout pour un empereur sans empire, pour un roy sans royaume, pour un prince sans principauté, pour un seigneur sans seigneurie, pour un maistre sans valet, et pour un evesque sans diocèse qu’in partibus infidelium ? Sçaches que je m’appelle Cupidon, c’est-à-dire cupide de