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LE PETIT DRAPEAU


Veut-on savoir ce que c’est que ces trois couleurs françaises qu’on a vues partout ces jours-ci, sur les boulevards et dans les faubourgs, et sous toutes les formes : cocardes tricolores, cravates tricolores, ombrelles tricolores, coiffures tricolores ?

Il faut avoir vu le drapeau bleu, blanc et rouge glisser de sa hampe, comme un pavillon qu’on amène, pareil à une aile brisée d’oiseau qui tombe ; il faut, après le clapotement joyeux de ce drapeau de la patrie, avoir subi l’ombre du drapeau étranger pour savoir tout ce qui tient de consolation et de joie, d’espoirs sacrés, de souvenirs émus dans les plis de cet étendard.

Comme toutes les choses de ce monde, en un mot, il faut avoir perdu le droit d’arborer son drapeau pour le regretter — avec des larmes.

Il était une fois, dans une petite ville des environs de Paris, à Corbeil, un vieux soldat, ancien commandant, portant à la boutonnière la rosette rouge, soldat d’Afrique et de Crimée, dont les longs « moukhalas » des Kabyles avaient souvent brûlé la peau, là-bas, dans les lentisques, et qui avait laissé un peu de sa chair dans cet espace de quelques centaines de mètres carrés, où dix mille morts s’entassèrent autour de l’écroulement de Malakoff.

Il s’était retiré à Corbeil, vivant là de sa pension, allant, en traînant le pied, voir, appuyé sur sa canne, les blés onduler et mûrir, les seigles devenir jaunes et les choux pousser dans la campagne.

Le soir, il allait faire quelque partie d’écarté chez des amis, ou, tout seul à sa fenêtre, il fumait sa pipe, en revoyant, dans la fumée, les burnous bruns des réguliers d’Abd-el-Kader ou les capotes grises des grenadiers russes. Devant lui flottait, sur la façade de la mairie, un drapeau tricolore qui, le vent tombé, laissait aller ses plis et s’endormait, au repos, comme le vieux soldat. Repos bien gagné, pour le commandant, crépuscule tranquille et doux après tant d’orages et de canonnades grondantes comme des tonnerres ! Il espérait bien finir là, doucement, en vieil invalide qu’il était, impotent, les doigts tordus par la goutte, ne pouvant plus manier l’épée, pouvant à peine tenir ses cartes.

L’invasion vint. Le commandant en ressentit un étonnement de colère, une stupéfaction qui l’étourdit comme un coup sur la tête. Il déclarait que ce n’était pas possible ! Wissembourg, Frœschviller, Gravelotte ! Des combats d’avant-garde ! On était repoussé ; mais on verrait bien, quand le « pioupiou » s’en mêlerait !…

Et, un soir, sur le pavé de Corbeil, des cavaliers arrivèrent, lance au poing, caracolant dans les rues, — et ce n’étaient pas des lanciers français !

Ils précédaient de noirs bataillons, au pas