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Page:Le Présent, année 1, tome 1, numéros 1 à 11, juillet à septembre 1857.djvu/15

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L’ANNÉE DES COSAQUES.

son ongle rose faisait douter si c’était là une jeune paysanne ou quelque marquise réfugiée dans ces bois et dont la main n’avait jamais connu d’autre travail que d’arranger des fleurs sur sa tête et de parer sa beauté ; de sa taille, il ne paraissait rien, accroupie comme elle était ; tout ce qui n’était pas éclairé par la réverbération du foyer restait dans l’ombre.

— Mon bon frère, dit-elle d’une voix douce quoique d’un timbre sonore, ce sont là des malheurs ordinaires à la guerre, que serait-ce donc si tu nous perdais ?

— Non, ce n’est pas possible, dit le jeune homme, vous me resterez ; mais vois-tu, j’étais si attaché à mon pauvre Claude, je l’aimais tant, et je l’ai vu, là, mourir sous mes yeux. Nous étions en carré, un escadron de chasseurs russes s’élance sur nous ; je dis : Claude ! tenons-nous bien ! Au même instant un choc épouvantable me fait reculer de trois pas, et je vois Claude à côté de moi, renversé, une large plaie à la tête ; un officier russe passait par-dessus son cadavre comme sur celui d’un chien. C’était lui qui avait fait le coup, je lui lançai ma baïonnette dans l’estomac, et il tomba, mais ce n’est pas assez d’avoir tué celui-là ; il m’en faut d’autres, beaucoup d’autres. Mon pauvre Claude !

Le jeune homme serrait convulsivement dans sa main le canon de son fusil ; la colère sortait de ses yeux en torrents de feu ; sa poitrine se soulevait avec effort ; tout cet être humain que la douleur accablait, vulgaire peut-être à une autre heure, était sublime alors.

— Écoute, Baptiste, dit en s’avançant le vieillard qui jusque-là était resté en arrière de ses enfants, il faut te faire à ça ; c’est le jeu de la guerre ; aujourd’hui l’un, demain l’autre. Il faut être homme, mon garçon. Songe que dans ce moment-ci, les Russes te tuent bien autre chose qu’un ami, ils font plus que s’ils massacraient moi ton père ou Marguerite ta sœur, ils tuent ton pays, ils égorgent la France. Tu vas repartir, il est temps, ton régiment s’éloigne ; mais souviens-toi de ce que je t’ai toujours dit ; remplace-moi dans les rangs de l’armée que j’ai été obligé de quitter ; sois bon soldat et brave. Allons, embrasse ta sœur, embrasse-moi, mon enfant, et au revoir.