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L’ANNÉE DES COSAQUES.

— C’est moi, c’est Marguerite, votre fille ! mon père, ouvrez !

Le fusil disparut, et, un instant après, la porte s’ouvrit. Couvert d’habits en lambeaux, la barbe longue et hérissée, l’œil brillant du feu de la fièvre, son père était devant elle ; il la regardait d’un air sombre et sans parler.

Elle lui tendit les bras en sanglotant. Le vieillard resta immobile.

— Mon père ! s’écria-t-elle en tombant à genoux.

— Votre père ? Vous n’en avez plus, mademoiselle !

— Au nom de ma mère, pardonnez-moi !

— Si vous voulez me dénoncer à vos amis, vous le pouvez : vous savez où je demeure. Vous serez bien payée, sans doute ?

— Vous êtes trop cruel, mon père, pour votre enfant. J’ai mal fait, je l’avoue, mais c’est trop.

Et elle se traînait sur les genoux pour embrasser ceux de son père.

L’indomptable vieillard se recula vivement et ferma la porte. Marguerite resta là courbée, l’oreille tendue au moindre bruit.

— Mon père ! mon père ! cria-t-elle encore d’une voix désespérée.

La maison resta muette. Marguerite se releva et se mit à marcher au hasard. Où aller ? que faire ? Son village natal était pour elle plein d’ennemis ; son père la repoussait. Sa tête s’égara ; il lui sembla que les ombres des morts se mettaient à sa poursuite, et elle se mit à courir d’une course insensée dans la plaine.

Enfin son pied, au lieu de poser sur un sol résistant et ferme, s’enfonça dans le sable. Elle regarda autour d’elle ; elle était dans l’eau jusqu’à la cheville. Elle recula. C’était le petit ruisseau dans les flots duquel sa vie s’était mirée innocente et pure, depuis que ses pieds avaient pu la porter. Planté de saules et bordé de ces roseaux couverts d’une laine verte dont la légende a fait les quenouilles des fées, il laissait glisser au milieu des herbes sur le sable son onde mutine. Marguerite suivit la rive, les yeux fixés sur le courant. Elle voyait s’écouler devant elle et passer, avec le bruit moqueur et argentin du ruisselet, son enfance et sa jeunesse. C’était là que, toute petite, elle venait couper des gerbes de fleurs pour s’en tresser des couronnes ; c’était là que, jeune fille, elle était venue tant de fois laver le linge de la famille qu’elle étalait ensuite sur ces gazons. Cette eau était son amie et sa compagne ; son murmure lui semblait l’écho de son rire d’enfant ou le bruit affaibli de son battoir de jeune laveuse. Jamais, jusqu’à ce jour, elle n’avait grossi son cours d’une larme. Aujourd’hui, elle en répandait à flots. Jamais peut-être le tourment de sa vie n’avait été si poignant. La paix de ces bords favorisait sa douloureuse méditation. Tout à coup il lui sembla que le ruisseau chéri l’appelait ; il s’avançait vers elle et se retirait au gré des brins d’herbe qui divisaient son cours. N’était-ce point une invitation à déposer sur ce sable transparent le poids de ses misères ? L’idée de la mort lui apparut alors en lui souriant comme une amie, et elle prit une résolution désespérée. Puisque tout