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Page:Le Présent, année 1, tome 1, numéros 1 à 11, juillet à septembre 1857.djvu/254

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LE PRÉSENT.

Balzac lui répondit, par une lettre, fort peu connue du reste, dont voici la substance :


« Vous me reprochez de prendre des exceptions pour composer mes caractères, et là de les faire gigantesques en accumulant des riens. Cette contradiction renferme un tel éloge, que j’aime mieux vous croire inconséquent. Mais, monsieur, qu’est-ce que la vie ? un amas de petites circonstances, et les plus grandes passions en sont les plus humbles sujettes. Tout est petit et mesquin dans le réel, tout s’agrandit dans les hautes sphères de l’idéal. Et, sans vouloir me donner de l’encensoir par le nez, je puis vous faire observer qu’il y a loin du procédé littéraire du Père Goriot, d’Illusions perdues, des Splendeurs et Misères des courtisanes, à celui de Louis Lambert, de Séraphita, de la Peau de chagrin et de Sur Catherine de Médicis.

« J’ai entrepris l’histoire de toute la société. J’ai exprimé souvent mon plan dans cette seule phrase : — « Une génération est un drame à quatre ou cinq mille personnages. » Ce drame, c’est mon livre.

« Comment faire accepter une pareille fresque, sans les ressources du conte arabe, sans le secours des Titans ensevelis ? Dans cette tempête d’un demi-siècle, il y a des géants qui font marcher les flots, ensevelis sous les planches du troisième dessous social. Quand, pour obtenir un si grand résultat, on prendrait quelquefois une exception, où serait le tort ? Croyez-vous que Lovelace existe ? Il y a cinq cents dandys par génération qui sont, à eux tous, ce Satan moderne.

« Croyez-vous qu’un pareil ouvrage serait lisible, s’il fallait scrupuleusement y faire occuper la place réelle qu’occupent, dans l’état social, les honnêtes gens dont la vie est sans drame ? Mais un seul Doyen de Killnine écraserait mes galeries. Cet ennui serait une sorte de choléra littéraire qui tuerait à cent pages à la ronde mes personnages. Ah ! monsieur, quand vous, qui vous destinez il la littérature, vous vous proposerez de mettre en scène un honnête homme, un personnage faisant le bien, et que vous aurez réussi, comme je le crois, venez me voir, et vous m’exprimerez une opinion bien autre que celle de votre article. Savez-vous, monsieur, qu’un ouvrage comme le Médecin de campagne coûte sept ans de travaux ? Savez-vous que voici cinq ans de méditations sur l’ouvrage dont le début a été publié récemment sous le titre de la Femme de soixante ans, et qui est destiné à montrer la charité, la religion agissant sur Paris, à la manière du médecin de campagne sur son canton ? Eh bien ! je recule depuis six ans devant les immenses difficultés littéraires à vaincre.

« C’est à des scrupules pareils que sont dus ces retards par lesquels j’ai compromis quelquefois certains ouvrages, comme les Paysans, à peu près finis aujourd’hui ; comme les Petits bourgeois, composés à une imprimerie depuis dix-huit mois. J’ai conservé César Birotteau pendant six ans à l’état d’ébauche, en désespérant de pouvoir jamais intéresser qui que ce soit à la figure d’un boutiquier assez bête, assez médiocre, dont les infortunes sont vulgaires, symbolisant ce dont nous nous moquons beaucoup, le petit commerce parisien. Eh bien ! monsieur, dans un jour de bonheur, je me suis dit : « Il faut le transfigurer en en faisant l’image de la probité ! » et il m’a paru possible. Croyez-vous qu’il soit colossal ! Le pauvre parfumeur casse-t-il de sa tête les frises de mon petit théâtre ?…

« Despleins est colossal ! Interrogez autour de vous les gens de la Faculté, tous vous diront qu’ils ont connu l’original et qu’il n’est pas flatté. Remarquez, enfin, que le héros de la Recherche de l’absolu représente les efforts de la chimie moderne, et que tout personnage typique devient colossal par ce seul fait. C’est d’ailleurs une œuvre placée à son lieu dans les Études philosophiques, où il n’y a que des symboles. Assez sur moi… »


L’œuvre du romancier est donc de peindre la vie comme elle est ; il serait souverainement immoral et dangereux de la peindre autrement ; ce serait induire en erreur une masse de lecteurs et conseiller implicitement l’hypocrisie.