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L’ANNÉE DES COSAQUES.

Elle avait résolu de mourir plutôt que de faire une faute, et quand elle sentait l’haleine de Georges brûler son visage, sa main presser sa main, et qu’elle l’entendait pleurer, se plaindre, la supplier, confesser ses désirs en tombant à ses pieds, des flammes étranges parcouraient tout son corps, s’allumaient dans ses veines, et faisaient frémir jusqu’à la racine de ses cheveux. Elle repoussait son amant, elle levait les yeux au ciel pour prier Dieu de venir à son secours, et quand elle les abaissait vers ce jeune et beau visage qui n’implorait qu’elle, elle éprouvait des tressaillements qui lui faisaient croire que la vie allait se retirer d’elle, et que son âme allait quitter son corps. Ces luttes contre elle-même l’épuisaient ; ses forces diminuaient lentement ; elle devenait plus faible d’heure en heure, et sa tête se penchait plus désolée sur son sein agité.

Dix jours s’étaient écoulés depuis la rupture de son mariage. On était au commencement de mars. C’était un dimanche. L’auberge du Grand-Jacques n’avait pas désempli de toute la journée. Tout en vidant force bouteilles, on s’était entretenu là avec chaleur des affaires du moment.

Tout allait mal ; Napoléon avait beau frapper ses coups de tonnerre, les allies gagnaientchaque jour du terrain. Là où était l’Empereur pour animer ses artilleurs et ses canons, il faisait dans les rangs ennemis d’épouvantabes trouées ; à Montmirail, à Montereau, à Craonne, à Brienne, à Arcis-sur-Aube, à Champ-Aubert, il avait couvert le sol sacré de cadavres russes, bavarois et prussiens ; mais là où il n’était pas, ses légions décimées, ses généraux vieillis reculaient pas à pas. On se disait dans le cabaret du Grand-Jacques que les Russes n’étaient plus loin de Paris, que l’Empereur était trahi, et l’on heurtait les verres avec un sombre désespoir. Ce choc joyeux qui épanouit l’âme du buveur, avait perdu ce jour-là son charme accoutumé, et ces braves paysans, en secouant la tête à chaque rasade, semblaient dire : Nous buvons là le sang de la France.

Toutefois, Grand-Jacques faisait bonne recette, et le vin, la liqueur qui fait oublier avait coulé à flots. Pierre Jarry, depuis plusieurs heures, était accoudé dans un coin ; il ne se mêlait point à la conversation ; il remplissait et vidait son verre machinalement, tant et si bien que son teint se colorait, que ses yeux flamboyaient, et que plus d’un avait dit tout bas en poussant son voisin du coude : — Voilà Pierre qui se grise aujourd’hui encore. C’est étonnant, lui qui jamais n’avait mis le pied ici.

Le soir était venu ; peu à peu le cabaret s’était dégarni ; les vitres avaient cessé de retentir du bruit des jurons énergiques et des imprécations lancées à pleins poumons contre Blücher, les Prussiens, les Autrichiens et les Russes ; la femme de Grand-Jacques, en ménagère soigneuse, avait emporté les lumières au fur et à mesure que les buveurs disparaissaient, et la salle était plongée dans une demi-obscurité. Quatre ou cinq jeunes gens seuls étaient attardés autour d’un