Aller au contenu

Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
190
LE PRÉSENT.

À la fin de sa carrière, les yeux de Goya étaient affaiblis au point qu’il fallait, dit-on, lui tailler ses crayons. Pourtant il a osé, à cette époque, faire de grandes lithographies très-importantes, entre autres, des courses de taureaux pleines de foule et de fourmillement, planches admirables, vastes tableaux en miniature, — preuves nouvelles à l’appui de cette loi singulière qui présidé à la destinée des grands artistes, et qui veut que, la vie se gouvernant à l’inverse de l’intelligence, ils gagnent d’un côté ce qu’ils perdent de l’autre, et qu’ils aillent ainsi, suivant une jeunesse progressive, se renforçant, se ragaillardissant, et croissant en audace jusqu’au bord de la tombe.

Au premier plan d’une de ces images, où règne un tumulte et un tohu-bohu admirables, un taureau furieux, un de ces rancuniers qui s’acharnent sur les morts, a déculotté la partie postérieure d’un des combattants. Celui-ci, qui n’est que blessé, se traîne lourdement sur les genoux. La formidable bête a soulevé avec ses cornes la chemise lacérée et mis à l’air les deux fesses, dans lesquelles elle va fouillant de son mufle meurtrier ; accident trivial apparemment, car l’assemblée ne s’en occupe guères.

Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable. Ses monstres sont nés viables, harmoniques. Nul n’a osé plus que lui dans le sens de l’absurde vraisemblable. Toutes ces contorsions, ces faces bestiales, ces grimaces diaboliques possèdent l’humanité. Même au point de vue particulier de l’histoire naturelle, il serait difficile de les condamner, tant il y a analogie et harmonie dans toutes les parties de leur être ; en un mot, la ligne de suture, le point de jonction entre le réel et le fantastique est impossible à saisir ; c’est une frontière vague que l’analyste le plus subtil ne saurait pas tracer, tant l’art est à la fois transcendant et naturel[1].


Le soleil de l’Italie, pour méridional qu’il soit, n’est pas celui de l’Espagne, et la fermentation du comique n’y donne pas les mêmes résultats. Le pédantisme italien (je me sers de ce terme à défaut d’un

  1. Nous possédions, il y a quelques années, plusieurs précieuses peintures de Goya, reléguées malheureusement dans des coins obscurs ; elles ont disparu avec le Musée Espagnol.