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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/227

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LE COSTUME AU THÉÂTRE.

perdre de vue, et sa main agitée fait un signe pour écarter ce qui l’entoure. Il n’a rien dit encore, mais ses mouvements égarés trahissent le trouble de son âme. Et quand, au dernier acte, il s’écrie, en quittant Jocaste :


Oui, Laïus est mon père, et je suis votre fils,


on croit voir s’entr’ouvrir le séjour du Ténare, où le destin perfide entraîne les mortels.

« Dans Andromaque, quand Hermione, insensée, accuse Oreste d’avoir assassiné Pyrrhus sans son aveu, Oreste répond :


                    Et ne m’avez-vous pas
Vous-même ici tantôt ordonné son trépas ?


« On dit que Lekain, quand il récitait ce vers, appuyait sur chaque mot, comme pour rappeler à Hermione toutes les circonstances de l’ordre qu’il avait reçu d’elle. Ce serait bien vis-à-vis d’un juge ; mais quand il s’agit de la femme qu’on aime, le désespoir de la trouver injuste et cruelle est le seul sentiment qui remplisse l’âme. C’est ainsi que Talma conçoit la situation : un cri s’échappe du cœur d’Oreste ; il dit les premiers mots avec force, et ceux qui suivent avec un abattement toujours croissant : ses bras tombent, son visage devient en un instant pâle comme la mort, et l’émotion des spectateurs s’augmente à mesure qu’il semble perdre la force de s’exprimer. »

Malgré le séjour du Ténare, où le destin perfide entraîne les mortels, la différence avec Lekain est bien notée : c’est de pareilles nuances que se compose le jeu d’un grand acteur. Le degré de réalisme que Talma introduisit au théâtre, et celui où il s’arrêta, est encore mieux marqué dans ce passage :

« Dans une circonstance de ma vie, dit-il, où j’éprouvai un chagrin profond, la passion du théâtre était telle en moi, qu’accablé d’une douleur bien réelle, au milieu des larmes que je versais, je fis malgré moi une observation rapide et fugitive sur une certaine vibration spasmodique qu’elle contractait dans les pleurs ; et je le dis, non sans quelque honte, je pensai machinalement à m’en servir au besoin, et, en effet, cette expérience snr moi-même m’a été très-utile. Je ferai observer à ce sujet que les larmes forcent presque toujours la voix à s’élever dans ses cordes les plus hautes ; mais que dans ces tons aigus, loin d’être attendrissantes, elles sont maigres et communes. Il faut donc user, dans la douleur, du médium de la voix. C’est dans ce ton seulement que les larmes sont nobles… »

Actuellement, un grand acteur se contenterait de raconter le fait sans l’adoucir par ce non sans quelque honte, et il mettrait ses observations à profit en toute réalité, sans se préoccuper si le vrai sera commun ou noble. La mesure de Talma fut du reste celle de son temps, et c’est grâce à cet accord que sa vie théâtrale fut un long triomphe. En ce qui concerne l’interprétation des classiques, il les rajeunit et les fit frénétiquement applaudir, mais en substituant sa personnalité à celle de Racine et de Corneille ; il se préoccupa de leur pensée et de leur idéal,