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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/378

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LE PRÉSENT.

M. Mouriez se meurt. Madame Naptal-Arnault s’en va. Elle vient, la transfuge, de signer un magnifique engagement avec le Théâtre-Français de Saint-Pétersbourg. Elle y tiendra le grand emploi dans la comédie. Cela vous étonne, et vous n’y croyez pas. Ce n’est que trop vrai, ma foi. Pour avoir droit à la pension, elle a même fait son engagement de dix ans, et payé, ce matin même, à M. Holstein, directeur de la Gaîté, les douze mille francs de dédit stipulés dans son traité. Comme tout s écroulé, grand Dieu ! J’ai déjà enterré la chasse, le gendarme ; faut-il enterrer encore l’amour de la patrie ? Tout n’est que préjugés, crie-t-on de toute part.

Le vieux monde, disent les alarmistes, s’affaisse comme un édifice en ruine, et la société semble lasse de ses vieilles coutumes ; on veut tout changer : les modes, les croyances, onamême jeté son cœur aux orties. Les muses, ces vierges immortelles, qui relèvent leur tunique jusqu’à la cheville à peine, on les voit danser autour des statues d’or des banquiers ; elles se font courtisanes et s’enivrent comme des bacchantes. Il n’y a plus pour Dieu qu’un temple, la Bourse ! Tout le monde entonne l’hymne en l’honneur du million, que M. Prudhomme appellerait le veau d’or. Ah ! le bon veau à tuer, et comme je voudrais être l’enfant prodigue ! Le journal, le théâtre, le livre, tout parle d’or. Un petit livre nouveau, né d’hier, le Million, — son titre est significatif, — n’a garde de faire des tirades sentimentales sur ceci, sur cela, sur nos aïeux, sur la vertu ; non : comme un caissier qui ne se trompe pas d’un centime et que l’argent ne tente plus, tant il en sent couler entre ses doigts ! l’auteur anonyme de cette brochure bleue, couleur de l’amour, vous prend par la main, vous promène à travers les dangers et les espérances. Il a même l’air de railler un peu son monde ; mais, à coup sûr, il connaît la Bourse comme sa poche ; il sait un peu l’histoire de tous les temps, il a la plume vive et le mot assez dur. Il ne s’indigne pas, il se contente de se moquer de toute la séquelle des agioteurs, des juifs et de la juiverie, de je ne sais quels Nathan, Isaac, Abraham, Moïse, Jacob, Salomon, etc, qui crucifieraient un nouveau Christ pour une concession de chemin de fer. Il faut être de son temps, il faut hurler avec les loups, quand on gagne, sauter avec le troupeau de Panurgc, quand on perd… à la Bourse. « L’autre jour, dit l’auteur du Million, Nathan O… a trouvé le moyen de vendre des chimères, de vendre un péril, comme si l’on trouvait à vendre à quelqu’un le moyen de se jeter à l’eau » Et ailleurs : « Que de fortunes englouties, que de ruines, que de larmes, parfois même que de sang ! Et quel appât ! Il ne faut ni talent ni habileté pour être agioteur, ni travail, ni bonne foi surtout ; il suffit de savoir tirer parti de la crédulité et de l’imprudence humaine. » Candide actionnaire, tu es puni par où tu as péché, toi qui ignores que les affaires, c’est l’argent des autres. Manieurs d’argent, dit La Bruyère ; perturbateurs du bien public !, s’écrie d’Aguesseau. Boursicotiers, voilà comment on les nomme aujourd’hui, ces corsaires de l’agio. La vertu, l’honnêteté, l’honneur sont d’excel-