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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/45

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LE SPHYNX.

— Ne pourriez-vous au moins faire porter cela par un valet ? s’écria-t-elle.

— Ma pauvre enfant, lui répondit-il sans se troubler, il n’y a que cela, comme vous dites, qui me rende heureux. Ne m’en veuillez pas de revenir à ma vie passée ; celle que nous avons menée ensemble a été bien lourde, peut-être deviendra-t-elle bien sombre. Pourquoi cette grande colère qui vous compromet aux yeux de votre maison ? Vous-même n’avez-vous point changé depuis un mois ? Êtes-vous le cœur que j’ai connu ? Dieu fasse que ce cœur, autrefois si bien cuirassé, si parfaitement sûr de lui-même, ne se soit pas trompé dans sa métamorphose ! — Allez, on vous attend, laissez-moi ; vous êtes encore trop heureuse aujourd’hui pour envier le bonheur des autres. Quand les mauvais jours seront arrivés, vous aurez sans doute besoin d’un ami, car, je vous le répète, votre cœur n’est plus le même. Hé bien, alors, je cesserai de peindre si vous me le demandez.

Il s’en alla tout droit à la ravine du bois ; il s’y installa parmi les herbes et les grandes touffes de jonc, et se mit à crayonner les bords tourmentés du petit ruisseau et les roches qui surplombaient avec leurs flancs déchirés et leur robe moussue. « C’était là, » se disait-il, là, en considérant de l’autre côté du ruisseau une petite place où l’herbe était plus rase et plus sèche. Et puis il continuait de dessiner, et chaque nouveau trait de son crayon lui coûtait bientôt une larme. Il se sentait heureux pourtant. C’était une de ces terribles sensations qui remplissent l’âme, mais qui la déchirent, un de ces plaisirs dont on mourrait. Lorsque son dessin fut achevé, il remonta dans l’avenue et regagna le petit château, marchant comme un automate, et sans avoir pensé depuis qu’il avait quitté la ravine. Mais à peine rentré, il s’habilla pour aller chez Julie.

Un vent chargé de pluie s’était élevé depuis une heure ; il faisait un temps noir, unfroid d’automne. Le cri moqueur du coucou ne résonnait plus au fond du bois, les rumeurs avaient cessé dans la plaine, toute la campagne était muette, et l’ondée se dessinait déjà en lignes blanches et serrées sur le fond obscur de l’horizon. Georges descendit vers la Maison-Grise. En entrant dans le chemin des Pommiers, il crut voir une ombre qui glissait sur ses pas ; il se retourna vivement : l’ombre s’était arrêtée, et il ne la distinguait qu’à peine malgré le peu de distance