Page:Le Rouge et le Noir.djvu/262

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comprendre ce sentiment par Julien, un bruit léger leur fit tourner la tête. Julien vit mademoiselle de La Mole qui écoutait. Il rougit. Elle était venue chercher un livre et avait tout entendu, elle prit quelque considération pour Julien. Celui-là n’est pas né à genoux, pensa-t-elle, comme ce vieil abbé. Dieu ! qu’il est laid.

À dîner, Julien n’osait pas regarder mademoiselle de La Mole, mais elle eut la bonté de lui adresser la parole. Ce jour-là, on attendait beaucoup de monde, elle l’engagea à rester. Les jeunes filles de Paris n’aiment guère les gens d’un certain âge, surtout quand ils sont mis sans soin. Julien n’avait pas eu besoin de beaucoup de sagacité pour s’apercevoir que les collègues de M. Le Bourguignon, restés dans le salon, avaient l’honneur d’être l’objet ordinaire des plaisanteries de mademoiselle de La Mole. Ce jour-là, qu’il y eût ou non de l’affectation de sa part, elle fut cruelle pour les ennuyeux.

Mademoiselle de La Mole était le centre d’un petit groupe qui se formait presque tous les soirs derrière l’immense bergère de la marquise. Là, se trouvaient le marquis de Croisenois, le comte de Caylus, le vicomte de Luz et deux ou trois autres jeunes officiers amis de Norbert ou de sa sœur. Ces messieurs s’asseyaient sur un grand canapé bleu. À l’extrémité du canapé, opposée à celle qu’occupait la brillante Mathilde, Julien était placé silencieusement sur une petite chaise de paille assez basse. Ce poste modeste était envié par tous les complaisants ; Norbert y maintenait décemment le jeune secrétaire de son père, en lui adressant la parole ou en le nommant une ou deux fois par soirée. Ce jour-là, mademoiselle de La Mole lui demanda quelle pouvait être la hauteur de la montagne sur laquelle est placée la citadelle de Besançon. Jamais Julien ne put dire si cette montagne était plus ou moins haute que Montmartre. Souvent il riait de grand cœur de ce qu’on disait dans ce petit groupe ; mais il se sentait incapable de rien inventer de semblable. C’était comme une langue étrangère qu’il eût comprise, mais qu’il n’eût pu parler.

Les amis de Mathilde étaient ce jour-là en hostilité continue avec les gens qui arrivaient dans ce vaste salon. Les amis de