Page:Le Rouge et le Noir.djvu/296

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des deux Chambres, le jeune comte trouvait que rien n’était digne de son attention. Il quitta avec plaisir Mathilde, la plus séduisante personne du bal, parce qu’il vit entrer un général péruvien. Désespérant de l’Europe, le pauvre Altamira en était réduit à penser, que, quand les États de l’Amérique méridionale seront forts et puissants, ils pourront rendre à l’Europe la liberté que Mirabeau leur a envoyée[1].

Un tourbillon de jeunes gens à moustaches s’était approché de Mathilde. Elle avait bien vu qu’Altamira n’était pas séduit, et se trouvait piquée de son départ ; elle voyait son œil noir briller en parlant au général péruvien. Mademoiselle de La Mole regardait les jeunes Français avec ce sérieux profond qu’aucune de ses rivales ne pouvait imiter. Lequel d’entre eux, pensait-elle, pourrait se faire condamner à mort, en lui supposant même toutes les chances favorables ?

Ce regard singulier flattait ceux qui avaient peu d’esprit, mais inquiétait les autres. Ils redoutaient l’explosion de quelque mot piquant et de réponse difficile.

Une haute naissance donne cent qualités dont l’absence m’offenserait, je le vois par l’exemple de Julien, pensait Mathilde, mais elle étiole ces qualités de l’âme qui font condamner à mort.

En ce moment quelqu’un disait près d’elle : Ce comte Altamira est le second fils du prince de San Nazaro-Pimentel ; c’est un Pimentel qui tenta de sauver Conradin, décapité en 1268. C’est l’une des plus nobles familles de Naples.

Voilà, se dit Mathilde, qui prouve joliment ma maxime : La haute naissance ôte la force de caractère sans laquelle on ne se fait point condamner à mort ! Je suis donc prédestinée à déraisonner ce soir. Puisque je ne suis qu’une femme comme une autre, eh bien ! il faut danser. Elle céda aux instances du marquis de Croisenois, qui depuis une heure sollicitait une galope. Pour se distraire de son malheur en philosophie, Mathilde voulut être parfaitement séduisante, M. de Croisenois fut ravi.

  1. Cette feuille, composée le 25 juillet 1830, a été imprimée le 4 août. Note de l’éditeur.