Page:Le Rouge et le Noir.djvu/394

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était dix heures du soir ; Julien, fort contrarié, demanda à souper. Il se promena devant la porte, et insensiblement, sans qu’il y parût, passa dans la cour des écuries. Il n’y vit pas de chevaux.

L’air de cet homme était pourtant singulier, se disait Julien ; son œil grossier m’examinait.

Il commençait, comme on voit, à ne pas croire exactement tout ce qu’on lui disait. Il songeait à s’échapper après souper, et pour apprendre toujours quelque chose sur le pays, il quitta sa chambre pour aller se chauffer au feu de la cuisine. Quelle ne fut pas sa joie d’y trouver il signor Geronimo, le célèbre chanteur !

Établi dans un fauteuil qu’il avait fait apporter près du feu, le Napolitain gémissait tout haut et parlait plus, à lui tout seul, que les vingt paysans allemands qui l’entouraient ébahis.

— Ces gens-ci me ruinent, cria-t-il à Julien, j’ai promis de chanter demain à Mayence. Sept princes souverains sont accourus pour m’entendre. Mais allons prendre l’air, ajouta-t-il d’un air significatif.

Quand il fut à cent pas sur la route, et hors de la possibilité d’être entendu :

— Savez-vous de quoi il retourne ? dit-il à Julien ; ce maître de poste est un fripon. Tout en me promenant, j’ai donné vingt sous à un petit polisson qui m’a tout dit. Il y a plus de douze chevaux dans une écurie à l’autre extrémité du village. On veut retarder quelque courrier.

— Vraiment ? dit Julien d’un air innocent.

Ce n’était pas le tout que de découvrir la fraude, il fallait partir : c’est à quoi Geronimo et son ami ne purent réussir. Attendons le jour, dit enfin le chanteur, on se méfie de nous. C’est peut-être à vous ou à moi qu’on en veut. Demain matin nous commandons un bon déjeuner ; pendant qu’on le prépare nous allons promener, nous nous échappons, nous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine.

— Et vos effets ? dit Julien, qui pensait que peut-être Geronimo lui-même pouvait être envoyé pour l’intercepter.

Il fal-