Page:Le Rouge et le Noir.djvu/432

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Dans d’autres instants, le délire du bonheur l’emportait sur tous les conseils de la prudence.

C’était auprès d’un berceau de chèvrefeuilles disposé pour cacher l’échelle, dans le jardin, qu’il avait coutume d’aller se placer pour regarder de loin la persienne de Mathilde, et pleurer son inconstance. Un fort grand chêne était tout près, et le tronc de cet arbre l’empêchait d’être vu des indiscrets.

Passant avec Mathilde dans ce même lieu qui lui rappelait si vivement l’excès de son malheur, le contraste du désespoir passé et de la félicité présente fut trop fort pour son caractère ; des larmes inondèrent ses yeux, et, portant à ses lèvres la main de son amie : — Ici, je vivais en pensant à vous ; ici, je regardais cette persienne, j’attendais des heures entières le moment fortuné où je verrais cette main l’ouvrir…

Sa faiblesse fut complète. Il lui peignit avec ces couleurs vraies, qu’on n’invente point, l’excès de son désespoir d’alors. De courtes interjections témoignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser cette peine atroce…

Que fais-je, grand Dieu ! se dit Julien revenant à lui tout à coup. Je me perds.

Dans l’excès de son alarme, il crut déjà voir moins d’amour dans les yeux de mademoiselle de La Mole. C’était une illusion ; mais la figure de Julien changea rapidement et se couvrit d’une pâleur mortelle. Ses yeux s’éteignirent un instant, et l’expression d’une hauteur non exempte de méchanceté succéda bientôt à celle de l’amour le plus vrai et le plus abandonné.

Qu’avez-vous donc mon ami ? lui dit Mathilde avec tendresse et inquiétude.

— Je mens, dit Julien avec humeur, et je mens à vous. Je me le reproche, et cependant Dieu sait que je vous estime assez pour ne pas mentir. Vous m’aimez, vous m’êtes dévouée, et je n’ai pas besoin de faire des phrases pour vous plaire.

— Grand Dieu ! ce sont des phrases que tout ce que vous me dites de ravissant depuis dix minutes ?

— Et je me les reproche vivement, chère amie. Je les ai composées autrefois pour une femme qui m’aimait et m’en-