Page:Le Rouge et le Noir.djvu/44

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noui et tout sanglant. Madame de Rênal, se promenant avec M. Valenod et le sous-préfet, arriva par hasard dans le petit bois ; elle vit Julien étendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu’il donna de la jalousie à M. Valenod.

Il prenait l’alarme trop tôt. Julien trouva madame de Rênal fort belle, mais il la haïssait à cause de sa beauté ; c’était le premier écueil qui avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible, afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, l’avait porté à lui baiser la main.

Élisa, la femme de chambre de madame de Rênal, n’avait pas manqué de devenir amoureuse du jeune précepteur ; elle en parlait souvent à sa maîtresse. L’amour de mademoiselle Élisa avait valu à Julien la haine d’un des valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait à Élisa : Vous ne voulez plus me parler, depuis que ce précepteur crasseux est entré dans la maison. Julien ne méritait pas cette injure ; mais, par instinct de joli garçon, il redoubla de soin pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas à un jeune abbé. À la soutane près c’était le costume que portait Julien.

Madame de Rênal remarqua qu’il parlait plus souvent que de coutume à mademoiselle Élisa ; elle apprit que ces entretiens étaient causés par la pénurie de la très petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu’il était obligé de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c’est pour ces petits soins qu’Élisa lui était utile. Cette extrême pauvreté, qu’elle ne soupçonnait pas, toucha madame de Rênal ; elle eut envie de lui faire des cadeaux, mais elle n’osa pas ; cette résistance intérieure fut le premier sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de Julien, et le sentiment d’une joie pure et toute intellectuelle, étaient synonymes pour elle. Tourmentée par l’idée de la pauvreté de Julien, madame de Rênal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge.

— Quelle duperie ! répondit-il. Quoi ! faire des cadeaux à un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien ? ce serait dans le cas où il se négligerait qu’il faudrait stimuler son zèle.