Page:Le Rouge et le Noir.djvu/476

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J’avais bien lu que l’approche de la mort désintéresse de tout ; mais il est affreux de se sentir ingrat et de ne pouvoir se changer. Je suis donc un égoïste ? Il se faisait à ce sujet les reproches les plus humiliants.

L’ambition était morte en son cœur, une autre passion y était sortie de ses cendres ; il l’appelait le remords d’avoir assassiné madame de Rênal.

Dans le fait, il en était éperdument amoureux. Il trouvait un bonheur singulier quand, laissé absolument seul et sans crainte d’être interrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journées heureuses qu’il avait passées jadis à Verrières ou à Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envolés avaient pour lui une fraîcheur et un charme irrésistibles. Jamais il ne pensait à ses succès de Paris ; il en était ennuyé.

Ces dispositions qui s’accroissaient rapidement furent en partie devinées par la jalousie de Mathilde. Elle s’apercevait fort clairement qu’elle avait à lutter contre l’amour de la solitude. Quelquefois, elle prononçait avec terreur le nom de madame de Rênal. Elle voyait frémir Julien. Sa passion n’eut désormais ni bornes, ni mesure.

S’il meurt, je meurs après lui, se disait-elle avec toute la bonne foi possible. Que diraient les salons de Paris en voyant une fille de mon rang adorer à ce point un amant destiné à la mort ? Pour trouver de tels sentiments, il faut remonter au temps des héros ; c’étaient des amours de ce genre qui faisaient palpiter les cœurs du siècle de Charles IX et de Henri III.

Au milieu des transports les plus vifs, quand elle serrait contre son cœur la tête de Julien : Quoi ! se disait-elle avec horreur, cette tête charmante serait destinée à tomber ! Eh bien ! ajoutait-elle enflammée d’un héroïsme qui n’était pas sans bonheur, mes lèvres, qui se pressent contre ces jolis cheveux, seront glacées moins de vingt-quatre heures après.

Les souvenirs de ces moments d’héroïsme et d’affreuse volupté l’attachaient d’une étreinte invincible. L’idée de suicide, si occupante par elle-même, et jusqu’ici si éloignée de cette âme altière, y pénétra, et bientôt y régna avec un empire absolu.