Page:Le Rouge et le Noir.djvu/99

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Ah ! se disait-elle, si j’avais connu Julien il y a dix ans, quand je pouvais encore passer pour jolie !

Julien était fort éloigné de ces pensées. Son amour était encore de l’ambition ; c’était de la joie de posséder, lui pauvre être si malheureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi belle. Ses actes d’adoration, ses transports à la vue des charmes de son amie, finirent par la rassurer un peu sur la différence d’âge. Si elle eût possédé un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit depuis longtemps dans les pays plus civilisés, elle eût frémi pour la durée d’un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement d’amour-propre.

Dans ses moments d’oubli d’ambition, Julien admirait avec transport jusqu’aux chapeaux, jusqu’aux robes de madame de Rênal. Il ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures entières admirant la beauté et l’arrangement de tout ce qu’il y trouvait. Son amie, appuyée sur lui, le regardait ; lui, regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d’un mariage, emplissent une corbeille de noce.

J’aurais pu épouser un tel homme ! pensait quelquefois madame de Rênal ; quelle âme de feu ! quelle vie ravissante avec lui !

Pour Julien, jamais il ne s’était trouvé aussi près de ces terribles instruments de l’artillerie féminine. Il est impossible, se disait-il, qu’à Paris on ait quelque chose de plus beau ! Alors il ne trouvait point d’objection à son bonheur. Souvent la sincère admiration et les transports de sa maîtresse lui faisaient oublier la vaine théorie qui l’avait rendu si compassé et presque si ridicule dans les premiers moments de cette liaison. Il y eut des moments où, malgré ses habitudes d’hypocrisie, il trouvait une douceur extrême à avouer à cette grande dame qui l’admirait, son ignorance d’une foule de petits usages. Le rang de sa maîtresse semblait l’élever au-dessus de lui-même. Madame de Rênal, de son côté, trouvait la plus douce des voluptés morales à instruire ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de génie, et qui était regardé par tout le monde comme devant un jour aller si loin. Même le