Page:Le Sylphe - Poésies des poètes du Dauphiné, tome 1, 1887.djvu/280

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82 LE SYLPHE LE SAUT DU BRIGANDOU Oh! la belle eau jaillissante et floconneuse!... Figurez-vous un vaillant petit ruisseau descendant comme un fou des hauteurs qui servent de contreforts anx montagnes des Vosges, arrivant tout à coup, à une crevasse large d'environ six mètres, et profonde, Dieu sait combien. Le gouffre est formé par deux rochers également coupés à pic qui se dressent face à face. Un cependant est plus haut que l'au tre, c'est celui par où arrive le petit ruisseau. Une fois là, l'eau qui roule à toute vitesse, ne pouvant plus s'arrêter, jaillit jusque contre la paroi du rocher opposé et retom be dans le fond de l'abîme, toute blanche d'écume, avec un mu gissement étouffé, comme assourdi et lointain, se mêlant aux mille bruissements indistincts des grandes forêts de chênes et de sapins qui couvrent les montagnes voisines. Que d'heures l'on pourrait passer assis dans la bruyère et les fougères qui bordent la grande cascade, tandis que, les uns après les autres, se succèdent, comme fatalement, les flots du ruisselet frétillants au soleil, courant insouciants et joyeux se briser la mentablement au fond de l'abîme. Ah! la triste chose que ces eaux claires et douces, tout à l'heu re comme un regard aimé, maintenant troublées, meurtries, ré duites pour ainsi dire en poussière d'écume, entre les pierres aiguës qui se cachent au fond du gouffre ! N'est-ce pas un peu l'image de la vie ? N'y a-t-il pas, chaque jour de notre existence, une chère illu sion, un souvenir béni, qui sombrent dans l'abîme des éternels regrets, emportés par les implacables nécessités de la vie maté rielle, brisés par les trahisons douloureuses des âmes que l'on croyait amies. Mais qu'importe!... Et comme je demandais à mes compagnons d'excursion, d'où venait ce nom de Saut du Brigandou, donné à cette chute d'un ruisseau entre deux blocs de granit rose et que viennent visiter avec tant d'intérêt tous les baigneurs de Luxeuil; l'un d'eux, le plus âgé, me raconta la curieuse et touchante légende que voici : Nos montagnes autrefois fourmillaient de loups, qui, l'hiver par les temps de neige, poussaient l'audace jusqu'à venir rôder autour des fermes isolées, pénétrant même, certaines nuits, dans les villages. Quelle guerre acharnée nous leur faisions ! Car tout le monde est chasseur dans nos pays et sait manier un fusil...