Page:Le Symboliste, 1886.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ô douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, – ô douceurs ! – et la voix féminine, arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques. – Le pavillon…


Certaines pages documentent une vie intime, des détraquements saturniens, et deviennent presque anecdotiques : Matinée d’Ivresse, Tant que la lame n’aura…, Conte, Vagabonds.


Un soir, il galopait fièrement. Un Génie apparut, d’une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d’un amour multiple et complexe ! d’un bonheur indicible, insupportable même ! Le Prince et le Génie s’anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n’auraient-ils pas pu en mourir ? Ensemble donc, ils moururent.


Et de déconcertantes incidentes rompant et bifurquant le récit, des visions d’ambiguë luxure, des phrases d’une bouffonnerie ténébreuse :


Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hortense. Sa solitude est la mécanique érotique ; sa lassitude, la dynamique amoureuse. Sous la surveillance d’une enfance, elle a été, à des époques nombreuses, l’ardente hygiène des races. Sa porte est ouverte à la misère. Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action. – Ô terrible frisson des amours novices sur le sol sanglant et par l’hydrogène fumeux. – Trouvez Hortense.

Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge – (son cœur ambre et spunk). – Pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire.


Mais, ratiociner. Citons donc, et qu’on voie encore, en des phrases évocatrices, la réalisation du lourd projet dont s’épigraphient ces notes :


Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage.

La mer de la veillée, telle que les seins d’Amélie.

Les tapisseries, jusqu’à mi-hauteur, des taillis de dentelle teinte d’émeraude, où se jettent les tourterelles de la veillée…

La plaque du foyer noir, de réels soleils de grèves : ah, puits des magies ; seule vue d’aurore, cette fois.


Quand (vers 1874), sur des tables d’auberge ou des bordages de paquebots, s’écrivaient les Illuminations, Arthur Rimbaud, âgé de quelque vingt ans, atteignait sa vieillesse littéraire. Quatre ans plus tôt, il avait inventé une poésie et orchestré l’Océan aux strophes du Bateau Ivre. Un obscur typographe brabançon lui tira quelques exemplaires vite détruits d’Une saison en enfer. Et ce fut tout. Il s’évada des Lettres et des hommes (les femmes, dit la chronique nuncupative, l’avaient peu préoccupé), cherchant en des voyages hasardeux à dissiper l’hallucination où se suppliciait son génie. Mais, parti, subsista la sigillaire influence de cet enfant dans toute l’œuvre de son aîné, M. Verlaine, à qui l’avait lié un commerce fraternel. Son œuvre propre est enfin connue et un clan d’écrivains campe sur cette terre novale.

Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique. D’abord des révolutions cosmiques, et s’ébat sa joie exultante et bondissante, aux tumultes, aux feux. Puis des villes monstrueuses : une humanité hagarde y développe une féerie de crime et de démence. De ces décors, de ces foules, s’isole un individu : exultations passionnelles tôt acescentes et acres, et déviées en érotismes suraigus. Une lipothymie le prostre. Il appète une vie végétative : quelques silhouettes d’êtres humbles errent, des jardinets de banlieue bruxelloise fleurissent, pâlement nuancés, dans une tristesse dolente. À la primitive prose souple, musclée et coloriée se sont substituées de labiles chansons murmurées, mourant en un vague de sommeil commençant, balbutiant en un bénin gâtisme, ou qui piaulent. Brusque, un réveil haineux, des sursauts, un appel à quelque bouleversement social glapi d’une voix d’alcoolique, une insulte à cette Démocratie militaire et utilitaire, un ironique et final : en avant, route !

Œuvre enfin hors de toute littérature, et probablement supérieure à toute.


Félix-Fénéon.




ACTUALITÉS




TIMBALE MILANAISE




Connais-tu le pays où fleurit l’Oranger, où s’allongent d’inextricables macaronis, où s’échafaudent les cylindriques mortadelles ? Connais-tu Venise, la gondolante, et la Rome papale ? Alors, tu ne peux ignorée Milan, la tige de botte italienne. C’est là que je voudrais vivre, etc. etc., c’est là que le jeûne de Succi s’est manifesté vraiment.

La Révolution lombardo-stomachique se propage dans le monde, dont Succî se propose de faire le tour en quatre-vingts jeûnes, après avoir apporté les ultimes perfectionnements à sa découverte s. g. d .g. Jusque ces temps, après l’expérience, l’auteur en ressentait une indigestion qu’il médicamentait, progressivement, par des liquides et des nourritures. Maintenant, il ne subit aucun malaise, après jeûner. Aussi sans rompre son modus vivendi très neuf et très spartiate, a-t-il pu accepter de M. Grévy un de nos futurs centenaires — dans la frugale hospitalité de l’Élysée, le brouet noir de l’amitié. Sacci stagnera dans la capitale pour consulter le glorieux Piperlin, retiré des affaires à Montrouge. Sa mâchoire s’ankylosait, et ce – justement – après trente jours d’abstention masticatoire.

Quelques notes documentaires sur l’existence postvaginale de Sicci. Aux langes, encore, à refuser le soin de sa nourrice, il s’exerçait à la famine et s’entraînait pour les abstinences rêvées. Le temps du collège fluait, au pain sec et à l’eau, dans la solitude de retenues, où, sans avoir besoin d’oublier le boire et le manger, il étudiait la « Diète de Cologne ». Il y puisa les principes de son « Économie ventrifage du corps humain ».

L’heure tintait où ce ne serait plus, nutritivement parlant, l’existence de chameau qu’il menait au bahut. Il entrait dans la vie, sans guide et sans secours. Fallait-il jeter l’inéluctable adieu à sa maigre jeunesse, à sa liliale sobriété ? Après les révolutions au nom du peuple, où pouvait-on être assuré de ne pas manger ! Succi est d’une énergie fougueuse ; il cherchait et trouva un engagement de cinq ans dans l’armée française.

Même, il eût rengagé, n’eut été l’innovation de la morue rouge, de par la réforme culinaire du général. Succi a souventefois noté cela, que la morue exerçait une influence délétère. Pour s’y soustraire, il quitta le régiment, sans avoir voulu conquérir les sardines de caporal qu’il jugeait, pour lui, séditieuses.

Depuis, n’a pas cessé le cours de ses tempérantielles études. Succi jeûne aux Quatre-Temps et le reste du temps, n’importe où, partout. Le régime est facile à suivre en secret et en voyage. Infatigablement il prêche, d’exemple, la foi nouvelle.

Manger est un besoin factice, créé par la première femme, qui, lasse de la pomme d’Adam, s’en fut avec un serpent. Vraiment, notre mère Ève ne faisait pas assez « sa poire. » L’appétit vient en mangeant. Or Sacci diminue l’appétit en ne mangeant pas – graduellement et ne mange plus, lorsqu’il a tué l’appétit, et – avec l’appétit, – la douleur de ne pas manger. Il fallait, en outre, trouver un nutritif infinitésimal – pour sustenter imperceptiblement la machine ; — la liqueur de Succi.

Et il ne la vend pas, il la donne.

Des officines se fondent pour préparer, selon la formule, la solution Succi, qui se trouve être aussi la solution de la question sociale.

La liqueur est à la portée de tous. Demain, c’est l’Égalité, la fin des meurt-de-faim, les cendres de Vallès apaisées, et le courroux pacifié de Sutter Laumann, qui reproche à la nouvelle littérature de n’être pas celle que le peuple attend, vraisemblablement, sans impatience ; car je ne sache pas qu’il ait eu jamais satisfaction sur ce point. Toujours à la masse, ignare, la littérature a été fermée comme désormais la poitrine de Succi aux aliments. Rabelais, Marivaux, Paul-Louis Courier ne sont pas plus compris que Verlaine par le Peuple. »

D’ailleurs, la réforme intestinale de Succi bouleversa la société. Les projets de loi peuvent dormir dans la poudre des cartons. Secours mutuels, recherche de la paternité, rétablissement des tours ? Préoccupations stériles ! Quelle femme hésitera à se voir lever — c’est déjà si rare — ses scrupules, lorsqu’au lieu de fallaces promesses matrimoniales, l’homme offrira le titre de liqueur suffisant pour nourrir l’enfant depuis le berceau jusqu’à la majorité ? Nous aurons donc la liberté de l’amour — après l’amour de la liberté, – sans les misérables craintes d’avenir d’une nombreuse famille — que Dieu oublie toujours de bénir. Demain, les codes seront abrogés. Chacun « vivant de faim » au lieu d’en crever, quoi pourrait exciter le désir d’autrui ? Les rapports internationaux sont simplifiés : plus de commerce, et meure la Bohème. On ne clamera plus l’impossibilité de « gagner son pain » lorsque tous les bourgeois devenus Mécènes, traitant la littérature et l’invitant à « ne pas manger » verseront à leurs hôtes une goutte de Succi de la comète, du Succi de derrière les fagots.

Adieu, l’ancien univers, tombé en désuétude : désormais on affirmera « Fontaine, je ne boitai plus de ton eau ».

Cette révolution sera dénombrée parmi les cataclysmes de l’histoire. Nous aurons vu s’effondrer le monde des mangeurs des choses immondes. Saluons donc le jeûneur de Milan, suscité par Dieu, au pays des massives mortadelles, des longs macaronis et des suaves orangers.


jean ajalbert.




SEULS


(Extrait du livre qui paraîtra prochainement chez Tresse et Stock.)




Dans un carré de lande, plus vers la mer, Édouard allait sous la lumière matinale » qui presque horizontalement frise les pointes flocheuses, gouttelées des branches. Il suivait les nues pommetées d’un gris roux sur le blanc léger, uni du ciel, et comme s’y allant fondre en leur lent passage,

D’un monticule dans cette lande, les dunes, au sud-ouest, couronnées de pins se serrant, ici, là se moirant sous les nuages, semblaient en leur vaste hémicycle près de s’affaisser dans les eaux qui baignent leur pied. Celles-ci par contre risquaient, on eut dit, de s’emboire dans ce sable, dont la concave muraille polie, cernante prenait en retour une illusion d’immobilités. À un coin de l’horizon comme entre les pins, là-bas, l’étendue s’enfonçait ondulante, glauque.

Des jours de soleil, ils allaient déjeûner, au haut de la grande dune, à quelques mètres plus bas, à l’ombre de quelque pin. Gracieuse, qui avait porté le panier, s’extasiait et s’épeurait sur ce sable incessamment remuant. À l’ouest, le ciel, grande vitre se coupant à la ligne des eaux, aveuglait. Elles miroitaient, mais, derrière la pointe de sable du phare, elles accouraient par bandes, étalant une écume crémeuse. À l’est, la forêt déployait ses houles, que diminuait l’embrumante perspective. Et le soleil, tombant d’aplomb sur le sommet lisse de la dune, faisait le silence presque sonore.

Un jour, très avant dans la forêt, ils demandèrent leur chemin a une résinière massive. Dans sa cabane, au milieu de ses poules, elle articula quelques mots de son patois. Et ils se crurent en un coin inexploré. Des pins, dont l’un à enfourchure, s’élevaient hauts, forts, écailleux, étendaient inflexiblement leurs branches peu rameuses, aux courbes hésitées, ils communiquaient au lieu une puissance. Les broussailles formatent des buissons, et plus encore que sur elles, en quelque sorte fermées, l’œil s’égarait au long des branchages géants. Puis, Lucienne et Édouard revinrent s’asseyant au-dessus d’une combe. Des pins grêles y dévalaient, on l’eût dite se combler de solitude.

 

Une après-midi, elle avait mis sa robe de flanelle blanche, garnie de blonde. Ils remontèrent jusqu’où le long chemin tourne. Elle s’assit sur terre là. En ces jours de fin de février, une atmosphère qu’on dirait veloutée, spécialement après ces heures, de pluie ou se titrent les distances. Ils restaient assis rapprochés et sans causerie, dans le silence de l’entour. Les effluves balsamiques pénétraient en eux. Il elle répondit à sa demande délicate, comme indirecte, sur son contentement ou sa déplaisance de ces minutes, par un regard joliment jeté, pas fixe du tout cette fois, autour d’elle, et perdu vers les verts-jaunes des genêts embroussaillant les fûts rougeâtres, vers la caniche chercheuse, flairante, elle répondit qu’elle se sentait dépaysée… Elle ne se rappelait rien, ne supposait rien d’autre… Entre de telles paroles indéfinies, ils se resserraient se plongeant plus dans la vie fusante de la forêt.

 

L’hiver, à la pension Mooser à Montreux, leur ancienne chambre était occupée. Ils en eurent une au deuxième avec balcon. Les deux fenêtres donnaient sur le lac.

Cette fois-ci ils avaient pour voisin un jeune baron prussien dans la dernière période de phtisie. La bonne, pendant que dans la chambre elle servait les repas, parlait du malade. On s’étonnait que la mère étant venue, il eût refusé positivement de la voir ; il avait, à ce que disait son domestique, l’idée que, comme elle touchait sa part d’une rente viagère à lui, fils orphelin d’officier, elle était mue en sa sollicitude par l’intérêt qu’il ne mourût pas. Dans le couloir on la rencontrait un mouchoir à la main. Lui la menaçait, si elle persistait, de disparaître dans le Valais. Il ne sortait que rarement et en voiture ; sur son balcon, il passait les heures de soleil sur une chaise longue, son domestique l’abritant d’une ombrelle. Toujours habillé irréprochablement, il tournait avec une lenteur minutieuse à ses doigts ses bagues.

Leur distraction était le lac, chacun dans une barque. Lui, prenant le large, elle, ne voulant perdre de vue le fond, ses grosses pierres arrondies, restait au bord. Chacun à son tour avait la caniche, toujours elle voulait ressauter, nager vers l’autre. Et ils laissaient flotter leurs rames dans l’ombre de Chillon, du mur moisi, mâchuré, au-dessous du sapelot poussé dans un creux.