Page:Le Temps, année 15, numéro 5058, 21 février 1875 (extrait).djvu/4

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culté, l’homme n’a jamais été un sauvage proprement dit, puisqu’il n’a pu devenir l’homme qu’à la condition de porter en lui un idéal, d’autant plus démesuré qu’il était plus ignorant des lois de la nature. C’est dans ce sens que les prodiges et les miracles ne sont pas de simples impostures. Les hallucinés sont des types humains très réels, et les merveilles du rêve sont encore des actes humains dont la suppression dans l’histoire anéantirait le sens de l’histoire.

Je ne dirai pas que la disparition de ces types et la perte de cette faculté de voir par les yeux du corps les fantômes de l’esprit, soient aujourd’hui regrettables. Si la poésie et la fantaisie y ont perdu, la conquête de la raison et de l’instruction est une assez belle chose pour que l’on se console. Telle est l’opinion de M. Laisnel et la mienne. Il n’en est pas moins urgent de dresser l’inventaire de ce merveilleux rustique, qui s’effacerait dans la nuit du passé, faute de poëtes et d’historiens, et ce travail, mené à bien, a une importance sérieuse que ne diminue pas le charme ou l’amusement des fictions dont il traite. Mais le complément du mérite de cet ouvrage, c’est la recherche des parentés de noms et de versions des légendes. Par ce travail approfondi d’un esprit ingénieux, attentif aux moindres rapports, Laisnel de la Salle a jeté une vive lumière sur les croyances, au premier abord folles et bizarres, du paysan du Centre. Il a su les rattacher pour la plupart aux anciens cultes de l’univers entier et leur restituer ainsi un sens logique dont elles semblaient dépourvues. Son livre est donc du plus grand intérêt pour les personnes instruites, non-seulement du Berry, mais de toutes les provinces et de tous les pays, car il n’est pas une de nos légendes qui n’ait ailleurs son équivalent sous un nom dérivé d’une source commune.

M. Bonnafoux, bibliothécaire de Guéret, a fait aussi des recherches intéressantes sur les superstitions de son département, et le Berry a eu déjà dans ce siècle-ci ses fidèles colligeurs de légendes c’est un exemple a suivre partout, et il faut qu’on se dépêche, car les vieillards dépositaires de ces fictions s’en vont, les morts vont vite, et la jeunesse d’à-présent ne voit plus errer dans la brume des soirs d’automne les gnomes, les fades, les marses ou martes, les odets ou odins, les animaux fantastiques des Celtes, des Grecs, des Romains, des Indiens et des Saxons.

GEORGE SAND.
Nohant, janvier 1875.