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Mais voilà les cuivres qui tonitruent. Les couples tournoient en cadences lourdes. Moi-même, la tête embrumée, j’enserre une taille et je prends part à la sarabande, d’où s’éclipsent parfois, des couples et où d’autres réapparaissent échevelés ou les habits mâchurés, jusque vers la mi-nuit quand, deux par deux, l’on rentre au son lointain de braillements. J’étais le cavalier d’une voisine élevée avec moi. Tu sais combien l’ivresse invite à l’amour. Ses seins gonflés se soulevaient en oppressements. Mon sang courait en afflux, vite, allumant des convoitises. Derrière les haies montaient des soupirs pâmés, et des brindilles sèches craquelaient sous des trémous accouplés. Nos yeux se virent patinés de désirs voluptueux et nos lèvres s’unirent. Oh ! ces lèvres froides, ce baiser mou, ignorant, anesthésiant !

Je me suis enfui, pleurant et clamant ton nom. Il me faut tes étreintes étenelles, Anne. Je veux tes yeux qui brûlent, tes lèvres qui infusent des fièvres, tes mains qui frissonnent, ton corps qui fait râler. Je n’aime que nos corps lités par les nuits longues et trop courtes. Je n’ai plus d’âme sensitive, je ne suis que des muscles qui tressaillent. Je te veux encore, toujours. Et ton image dressée devant moi met des frissons dans ma chair, grince mes dents au souvenir de tes caresses aimées, en l’appétence atrocement intense de la volupté de ton corps blanc. Demain je serai près de toi, j’aurai quitté ce pays pâlement atone pour moi, que ton amour fol illumine. Demain nos longs tressants d’amour feront gémir ta couche tendre que jamais je n’eusse dû quitter. Je sais bien que j’y laisserai tout ce qui m’exaltait autrefois ; que mon cerveau y sombrera, que mon âme moribonde y restera. Mais j’ai trempé mes lèvres à la coupe de ta beauté, et j’y veux boire jusqu’à l’ivresse de mort. Car tu es la fleur perverse dont le parfum nocent et perfide instille en moi la seule appétence de son poison mortel. À demain donc, m’amie bien aimée. Demain…

Albert d’Ailez.


Désirs d’hiver.

Je pleure les lèvres fanées

Où les baisers ne sont pas nés,
Et les désirs abandonnés

Sous les tristesses moissonnées.

Toujours la pluie à l’horizon !
Toujours la neige sur les grèves !
Tandis qu’au seuil clos de mes rêves.
Des loups couchés sur le gazon,

Observent en mon âme lasse,
Les yeux ternis dans le passé,
Tout le sang autrefois versé
Des agneaux mourants sur la glace.

Seule la lune éclaire enfin
De sa tristesse monotone,
Où gèle l’herbe de l’automne,
Mes désirs malades de faim.

Serres chaudes.

Maurice Maeterlinck.


Funérailles.



Sous le soleil d’or et de feu, parmi les ruelles d’où s’entrevoyait l’infini lumineux des champs, le cercueil fut porté vers l’humble église. Quelques amis le suivaient ; ils tenaient des gerbes blanches de lilas et de lys, et tous, têtes nues, étaient tristes, sans effort, car celui qui s’en allait ainsi était notre ami, le meilleur d’entre nous, Julien Roman.

Il avait vingt-sept ans.

Son corps avait été une auberge de tortures ; un mal impitoyable le rongeait ; mais cette ruine si rapide nous stupéfia comme ces coups de foudre qui éclatent on ne sait pourquoi dans un ciel sans nuage. Que de fois, malade la veille, il était venu le lendemain s’asseoir au milieu de nous, la face un peu plus blême et les regards plus brillants.

Nous l’avions vu quelques jours auparavant, nous avions souri à ses gaîtés d’enfant et frémi à sa parole solennelle et douce d’apôtre. Il nous avait dit ses vers, — de ses derniers,  — Rétrospection, qui nous semblent maintenant comme un examen de sa conscience innocente, avant son entrée dans le Portail de la Paix. Parfois se dérobant à notre exubérance de jeunesse, il penchait sa belle tête de prophète entre ses mains et songeait : puis il parlait, faisait chanter ses vers, subitement jaillis de lui comme l’eau d’une source. Sa voix était grave, sonnait aux appels des rimes, s’élargissait, s’enflait comme un grand fleuve roulant, dans ses remous calmes, des lambeaux de ciel et des flammes d’étoiles. Nous nous taisions, attentifs à ce grand souffle de mystère qui passait et qui nous laissait encore frémissants, longtemps après qu’il s’était tu.


Et tandis que sur le pavé sonnait la marche en cadence des porteurs, ces souvenirs voletaient autour du drap noir.

Le glas tinta ; le cercueil fut dans l’église, et les prières descendirent sur lui implorant la clémence d’en haut. « Miserere » Mon Dieu ! quel mal pouvait-il avoir fait, cet enfant, innocent, et bon. Il était venu… il avait passé, très tendre, très charitable en chantant : sous d’autres cieux, en d’autres époques, il eut été l’ascète paisible qui attend le ciel, dans l’immobilité de son rêve, près du Dieu qui l’appelle…

Puis dans la paix silencieuse du cimetière, intime et calme comme un dortoir autour de la petite église, une suprême fois ses amis lancèrent l’« Au-revoir » sanglotant des séparations ; et les gerbes et les fleurs churent en lourdes larmes sur le cercueil pour que la terre Lui fut moins froide et que la pensée des siens fût plus proche de Lui.

Il repose… Son souvenir plane parmi nous comme une légende déjà vieille, d’un bon roi-mage, très simple et serein, qui passa parmi nous en marche vers l’Étoile,… et qui chantait… et qui s’en fut.

A. B.