Sous sa forme vengeresse, ce livre me paraît un formidable appel à la Pitié pour les malheureux qui nous servent. C’en est comme l’essence et la morale latente. Il semble même que, pour les aveugles volontaires, incapables de dégager la conclusion bonne d’une œuvre, l’auteur l’ait voulu indiquer explicitement.
Un jour, raconte l’héroïne, au cours de ses pérégrinations de place en place, elle rencontra une personne qui lui parla doucement, qui ne la considéra point « comme un être en dehors des autres et en marge de la vie, comme quelque chose d’intermédiaire entre un chien et un perroquet. » Et voilà qu’« elle sentit revivre en elle une âme d’enfant… », toutes ses rancunes et toutes ses haines furent oubliées devant ce miracle de bonté. Suivent quelques pages très pures et très bonnes, une vie de dévouement qu’un amour idyllique vient illuminer de son charme.
Le roman ne s’arrête pas sur ce retour à la vertu triomphante. Ayant quitté ce poste, la malheureuse retombe dans la haine et la révolte… dans la vie. C’est pourquoi plusieurs jugeront cette œuvre immorale, et ne permettront pas à leurs filles – futures ménagères – d’y apprendre que le domestique est un être comme nous, digne d’égards et même de respect.
Dans un article publié ici-même, à propos de la Clairière, notre ami Rosy développa magistralement ses idées au sujet de l’opportunité de l’Art dans les problèmes sociaux. Je ne reviendrai pas là-dessus et n’ajouterai qu’une chose, c’est que l’Art est tellement grand qu’on ne saurait le limiter dans une définition. Les philosophes y échouèrent : la diversité de leurs théories me semble une Babel où l’on ne s’entend plus. L’Art a des phases différentes comme l’évolution du soleil ; les uns préfèrent les couleurs éclatantes du midi ; les autres la lueur maladive de l’hiver par un champ de neige à l’infini ; d’autres les nuances indécises et tendres d’un crépuscule ou d’une aurore : tous ont raison : c’est toujours beau ; c’est toujours le Soleil et la Lumière. Tel l’Art, un et divers dans son extériorisation.
Le livre de Mirbeau, par son observation, par son intensité d’expression, par la noble pensée de compassion qui l’inspira, me paraît dans ce sens une œuvre d’Art, très noble et très pure, comme ces cieux d’été, effrayants de ténèbres où s’amoncelle sous un soleil tragique, le bronze épouvantable des nuages gros de Menaces et de Vengeances.
Le Chemin de Croix du Riche
III
La première Chute
… « Riche, le faix trop lourd, sous lequel Je M’abats,
ce n’est pas ce Gibet : c’est leur Rançon, aux Tristes
que Je résume, et que tes calculs égoïstes
frustrent de l’Or d’en-haut et de l’argent d’en-bas.
Au Tourbillon mortel des Haines que tu causes,
trombe à désorbiter les astres et les Saints,
Je M’effondre, vaincu, mais vois ton œuvre et crains :
Ma Chute a restauré l’équilibre des Choses.
Tu connaîtras, au Jour des Salaires, le Poids
du Pain que tu volas au Pauvre, et que tu portes,
et qui t’accablera dans un sentier d’effrois,
et Je susciterai des Damnés, par cohortes,
qui te relèveront, brutaux, tous à la fois,
pour te cricifier à tes voluptés mortes. »
IV
La Rencontre.
« Cette Pauvresse vide et seule, qui s’en va
parmi la foule, ayant goûté la joie amère
de revoir vif Celui qui meurt, c’était Ma Mère,
Ma Mère que jadis l’Archange salua.
Elle ne maudit pas, la Dolente : elle pleure ;
et n’ose plus qu’un morne espoir : Ma brève Mort ;
et cet espoir est un vampire ailé qui mord
Son Cœur sonore où le marteau heurte avant l’Heure.
Oh ! les mères de ceux qui râlent à tes pieds,
Voués pour ton plaisir à vivre d’agonie,
et dont la mort trop lente accuse tes pitiés !
Lorsque, promis à l’éternelle Gémonie,
tu sueras ton remords aux mains des Envoyés,
Comme elles maudiront au Nom de la Bénie ! »
V
L’Aide.
… « M’aider, toi ? Non. L’effort te fut trop étranger.
Il faut que la douleur à Ma Douleur prélude :
c’est à l’Obéissant courbé d’avance, et rude,
que Mon Joug est suave, et Mon Fardeau, léger.
N’es-tu pas trop chargé des milliers de Misères
qu’il faut en contrepoids à tes luxes maudits ?…
Tu ne peux même pas vouloir ce que tu dis :
car les seuls Dénués ont pitié de leurs frères !