Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 05.djvu/307

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le recteur, ou curé. Racheté par ses paroissiens, le pauvre homme, en traversant le chenal du Four, fut pris à nouveau par un corsaire, auquel il fallut encore payer rançon.

Enfin, en 1778, l’Amérique, aujourd’hui si bonne amie avec l’Angleterre, se battait contre elle pour son indépendance. Avec le bel enthousiasme qui nous caractérise, nous avions fait cause commune avec la colonie révoltée, et, comme nous, l’Espagne se faisait casser la tête pour ces braves gens qui, par son aide, devenus plus forts qu’elle, viennent, en reconnaissance, de lui extorquer Cuba. Le 27 juillet, notre flotte commandée par le comte d’Orvillers, qui avait sous ses ordres le duc de Chartres, le futur Philippe-Égalité, rencontra dans les eaux d’Ouessant la flotte anglaise et lui livra bataille. Le succès incertain de la journée put être considéré par nous comme une victoire, car nous étions inférieurs en nombre ; nous eûmes six vaisseaux mis hors de combat, et les Anglais huit. L’amiral Keppel, à son retour à Plymouth, fut traduit en conseil de guerre pour nous avoir abandonné le champ de bataille.

On recommence aujourd’hui à se préoccuper d’Ouessant.

Depuis la guerre néfaste de 70, nos regards s’étaient tournés surtout vers la frontière d’Allemagne, et, plus récemment, vers celle d’Italie ; de ces deux côtés principalement, nous avions élevé des fortifications et bâti des forts. Tandis, cependant, que nos relations semblaient plutôt s’améliorer avec ces turbulents voisins, elles se tendaient, au contraire, avec l’Angleterre, dont le mercantilisme ambitieux et rapace a été de tout temps le plus redoutable perturbateur de la paix du monde ; déjà, en Afrique, nous nous sommes heurtés à elle et nous avons dû à notre gâchis politique un affront difficile à oublier ; bientôt peut-être viendra le partage définitif de la Chine, qui commence déjà, et d’où l’on ne sait quelles complications peuvent surgir.

Dans ces conditions, et puisque cette monstruosité qui s’appelle la guerre continue à devoir être envisagée comme possible, il a fallu songer à ce que deviendrait Ouessant dans le cas d’un conflit avec l’Angleterre, qui, sans doute, se hâterait de mettre la main dessus, et d’où l’on ne pourrait plus la faire partir.

L’île, en effet, si elle n’a aucune importance par ses productions, en a une exceptionnelle par sa situation au tournant de la Manche et de l’Atlantique. Comme nous l’avons dit, tous les navires du Havre, de Londres, de Hambourg et d’Anvers, qui se rendent en Amérique où qui en reviennent, passent en vue d’Ouessant, qui leur sert de point de repère. Par le sémaphore et le télégraphe, ils sont signalés à leurs armateurs, deux ou trois jours avant leur arrivée dans leur port d’attache ; c’est, tout le jour, un incessant et curieux défilé de bateaux marchands et de paquebots. La nuit, ses phares commandent en partie ces passages si fréquentés à la fois et si dangereux ; supposez-les un instant aux mains de l’ennemi ; ils peuvent à leur gré, par de faux signaux, faire sombrer une flotte ou, en s’éteignant, interrompre toute navigation. Aussi vient-on, il y a quelques mois, de nommer un gouverneur militaire de l’île, qui, jusque-là, se gardait toute seule, et s’occupe-t-on de remettre en état d’anciennes redoutes. Le ministre de la Marine, lui-même, passa l’eau, l’été dernier, pour s’y rendre.

Il faut peu de chose, d’ailleurs, pour défendre Ouessant : quelques canons seulement, sur les rares points où l’on peut aborder ; partout ailleurs, ses rocs écumants suffisent à rendre toute descente impossible.

L’ÎLE MOLÈNE. — PHOTOGRAPHIE DE L’AUTEUR.