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« définitif », reposant à contempler après le chaos de forêts brûlées ou incomplètement défrichées que l’on a précédemment traversé. Ce pays des extrêmes et de tous les contrastes, qui demeure plus de six mois enseveli sous la neige, et dont le décor est hyperboréen, a des étés brûlants ; l’automne et le printemps n’y sont que de rapides transitions ; cette dernière saison est de six bonnes semaines en retard sur la nôtre, et bien que nous fussions en juin, les lilas du parc commençaient à peine à s’ouvrir. J’y al vu, par contre, et non sans étonnement, de merveilleux colibris bourdonner de fleur en fleur, pareils à d’éclatants papillons dont ils ont le vol et la grosseur. Tous les oiseaux, du reste, à l’exception du moineau importé d’Europe, sont migrateurs et viennent de Floride ; on rencontre aussi une fort belle variété de merles rouges et des chardonnerets jaunes que l’on prendrait aisément pour des serins. Les bois qui forment l’invariable fond de tableau de ces campagnes sont, dès le printemps, rendus impénétrables par les nuées de maringouins qui les infestent et contre lesquels on ne peut se défendre qu’en « boucanant », c’est-à-dire, en allumant de grands feux dont la fumée les chasse — et vous étouffe. Le soir, d’étincelantes mouches à feu éclairent les ténèbres comme une poussière d’astres. Après avoir pris congé des Révérends Pères et de M. l’abbé Roy, leur éminent supérieur, qui m’avaient si bien accueilli, je me rendis à Shediac où m’attendait M. le sénateur Poirier en compagnie duquel j’eus le plaisir de passer les journées des 4 et 5 juin.

La petite ville de Shediac — l’ancienne Gédaïque des Français — située au nord de l’isthme qui unit la Nouvelle-Écosse au Nouveau-Brunswick et baignée par les eaux du détroit de Northumberland, est un des principaux centres de l’influence française dans les Provinces Maritimes. Le Moniteur Acadien, dirigé par M. Robidoux, est l’organe des revendications nationales de ce courageux petit peuple, que ni les persécutions, ni l’exil n’ont pu parvenir à détacher de ce qu’il considère, à juste titre, comme un patrimoine intangible et inaliénable légué par les aïeux : sa religion, sa langue, ses coutumes.

Cet attachement à la nationalité française s’accorde très bien, d’ailleurs, chez les Acadiens, avec le loyalisme le plus sincère : ils savent dignement concilier ces deux sentiments, comme en fait foi ce qui se passa à Shediac même, lors de la venue de la princesse Louise, marquise de Lorne, fille de la Reine et femme du gouverneur du Canada. La ville s’étant pavoisée pour honorer cette visite princière, les Acadiens arborèrent le drapeau tricolore devant leur église. À cette vue, la population anglaise, croyant à une inconvenance préméditée, s’ameuta et voulut les contraindre à amener leur pavillon, mais devant l’attitude des Français qui, groupés au pied du mât, étaient bien décidés à en venir aux mains, plutôt que de le laisser toucher, la foule recula. La princesse vit le drapeau et écouta avec une bienveillance marquée qui, paraît-il, fit des jaloux, le discours que la députation acadienne lui adressa en français.

Le 4 juin tombait un dimanche, M. Poirier me conduisit en voiture entendre la messe au Cap-Pelé, en passant par le Barachois où nous arrivâmes à temps pour voir sortir une procession escortée de miliciens en habit rouge, tandis que, par un heureux contraste, le pavillon tricolore, orné de l’étoile acadienne, flottait au haut du « mai » sur la place de l’église. Au Cap-Pelé, point de procession, ce jour-là, malgré notre attente, mais un sermon en partie double, anglo-français, prononcé par M. l’abbé Le Blanc, vicaire de la paroisse, qui parle les deux langues avec une égale perfection.


(À suivre.) Gaston du Boscq de Beaumont.


CORNEMUSEUX NÉO-ÉCOSSAIS SUR LE QUAI D’UNE GARE. — CLICHÉ DE L’AUTEUR.