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qu’il faut aller chercher très loin dans le Nord-Ouest ; quelques-uns même avaient des yeux bleus, et rien n’était plus singulier que ces faces sombres transfigurées par des regards de blancs.

Une autre tente était occupée par une famille composée de deux hommes et de trois jeunes femmes dont une allaitait son enfant. Après les salutations en anglais, la seule langue qu’ils comprissent en dehors du micmac, je m’accroupis sur la natte, fort correctement, paraît-il, car celui qui semblait le chef me fit de la main un signe d’approbation, indiquant par là que je m’en étais bien tiré. Grâce à l’intervention de M. l’abbé Doucet, qui a été missionnaire dans sa jeunesse, ils sortirent un peu de leur mutisme habituel, et j’appris que cet homme, qui pouvait avoir une quarantaine d’années, avait déjà perdu une femme et neuf enfants, puis, pour conclure, il ajouta : « Je ne sais pourquoi, nous mourons tous. »

Le fait est que la mortalité est très grande chez. ces sauvages, qui, d’ailleurs, n’ont jamais été très nombreux, et dont, chose singulière, le nombre n’a diminué ni augmenté depuis la première arrivée des Français : à présent, comme alors, on compte environ 3 400 Micmacs et 700 Apenaquis répandus dans les Provinces Maritimes.

Ce veuf s’était remarié à la jeune « squaw » qui berçait entre ses bras un étrange bébé safran de bazar japonais, aux yeux bridés et noirs, embéguiné dans un bonnet de perles, comme une petite idole.

La mère, sans être régulièrement jolie, avait une expression très douce ; sa tête, jaune d’or, était coiffée d’un madras de couleur artistement roulé : modèles achevés de Vierge rouge et de petit Jésus sauvage pour une chapelle de missionnaire perdue au fond des bois.

CHEFFESSE MICMAOUE DU CAP BRETON.
CLICHÉ DE C. H. WOODILL (SYDNEY).

Des deux autres femmes, la première était une jeune fille parvenue à un degré de consomption tel qu’elle ne pouvait plus marcher : c’était une ombre brune, d’une beauté très grande, immatérielle ; un foulard éclatant lui entourait la tête et la parait comme une énorme fleur ; la seconde, d’une trentaine d’années, avait des traits réguliers et durs, une expression hautaine, presque cruelle ; elle portait une petite casquette anglaise de drap et une lourde tresse de cheveux noirs lui pendait dans le dos.

Et je songeais que, dans ces mêmes bois de la Baie des Espagnols, s’était, il y a 145 ans, passée une idylle à laquelle il ne manqua, peut-être, pour devenir célèbre, qu’un Bernardin de Saint-Pierre ou un abbé Prévost : le chevalier de La Nouë, enseigne aux troupes de la marine, s’éprit d’une jeune métisse qui, sans doute, ressemblait à ces femmes ; s’étant vu refuser l’autorisation de se marier, il voulut démissionner, ce qui ne fut pas accepté ; il parvint cependant à faire bénir son union par un Récollet, le 11 février 1754, mais à la fin de la cérémonie, on l’arrêta par ordre du gouverneur de Louisbourg qui le fit mettre en prison, puis repasser en France avec le moine ; malgré toutes les menaces, il ne consentit jamais à laisser casser ce mariage, mais revit-il jamais son épousée d’un jour ?[1]

Bien des romans semblables — au mariage près — naquirent jadis de l’ennui mortel des postes détachés dans les garnisons coloniales, faisant, en peu d’années, de l’officier français, l’égal du « sachem » dont il prenait le costume ; d’où vient, sans doute, que tant de noms de notre ancienne armée : sont maintenant encore portés dans les tribus.

Ce mystérieux attrait de la vie indienne, que comprit Chateaubriand, qui perdit tant de civilisés et dont l’histoire du Canada offre de si nombreux exemples, est souvent constaté dans les rapports du temps : « On a cru, dit le marquis de Denonville[2], qu’il falloit les approcher[3] de nous pour les franciser ;

  1. Du même auteur : Les derniers jours de l’Acadie, pp. 112, 113.
  2. Gouverneur du Canada en 1686.
  3. Les Indiens.