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PORT DE MONTRÉAL. — LIGNE DE L’ « INTERCOLONIAL RAILWAY OF CANADA ». — DESSIN DE BOUDIER.

fort : piano, lits d’acajou, armoires à glaces, suspension dans la salle à manger, baignoires, rien n’y manque, on se croirait à Asnières ; mais Mme de La Ronde ne comprend que l’iroquois, et mes compliments se bornent à une série de courbettes que je m’efforce de rendre gracieuses : on fait ce qu’on peut.

Dans les rues du village, des « squaws » vont et viennent, la tête drapée dans leur châle à la façon des Espagnoles : quelques jeunes filles que je rencontre sont presque jolies ; l’une d’elles, qui se laisse photographier, a le type mongol très accentué ; des métis blonds nous saluent au passage ; malgré leur aspect européen, ce ne sont pas, paraît-il, les moins attachés aux privilèges de la « bande » dans laquelle ils sont nés : ces faces pâles ont le cœur sauvage, suivant la pittoresque expression de mon guide, et, plus qu’ailleurs, là-bas, où tant de races adverses tendent à se confondre, la teinte du visage n’est pas toujours un reflet de la couleur de l’âme.

De retour au presbytère, M. l’abbé Forbes me montre un curieux livre imprimé aux États-Unis et d’après lequel un certain Williams, qui vécut et mourut à Caughnawaga, il y a une cinquantaine d’années, était le véritable Louis XVII. Si l’on en juge par son portrait qui se trouve dans l’ouvrage que je n’eus que le temps d’entr’ouvrir, il devait ressembler beaucoup plus à Charles X qu’à Louis XVI. Aux prétentions des faux dauphins, la duchesse d’Angoulême aurait, dit-on, plusieurs fois répondu : « Mon frère vit, je le sais, mais il est en Amérique, parmi les sauvages ».

Cet être énigmatique paraît avoir eu l’esprit troublé perdant la plus grande partie de son existence, il ne se souvenait de rien, ignorait d’où il venait et ne recouvra la mémoire qu’à la fin de ses Jours. Si celui-là, pourtant, était le véritable ?… Caughnawaga après Versailles et la tour du Temple !



Le samedi suivant 15 juillet, je partis de Montréal par un train du matin qui nous déposa à Niagara (rive américaine) à 2 heures 5, après que le train eût stoppé, pour les formalités de douane, sur le fameux pont d’une seule arche qui traverse la gorge au-dessous des chutes, reliant ainsi le Canada aux États-Unis. Ce pont gigantesque, qui passe pour un chef-d’œuvre de l’art américain et date seulement de 1897[1], a une longueur totale de 1 100 pieds et se trouve à 226 au-dessus du niveau de la rivière :  ; il comporte deux étages, le premier réservé aux piétons, aux voitures et aux tramways, le second affecté à la double voie de la ligne du Grand Tronc. C’est de là que, pour la première fois, l’on aperçoit la célèbre cataracte, pendant l’affairement des quelques minutes d’arrêt consacrées à la douane : la première impression de cette blancheur

  1. Il remplace un pont suspendu qui avait été construit en 1852.