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centenaires, des cloportes du Moyen Âge. Donc, entre les piliers, les ballots de toile sont entassés ; la grosse laine bleue dont on fait les bas et les tricots du pays est suspendue par écheveaux ; les têtes de béliers laineuses et cornues, les foies, les cœurs, les mous rosâtres et violacés, fixés à des crocs, s’égouttent lentement en sang noir et épais.

Si les détails des maisons sont pittoresques, la silhouette générale de la rue est extrêmement mouvementée. Le sol est en pente, et la rue longue et irrégulière. Elle va tantôt à droite, tantôt à gauche. Elle est ici très large, se creuse et s’arrondit de chaque côté jusqu’à former une vaste place. Là, elle se rétrécit comme si un cordon retenant les maisons avait cédé. Les bâtisses vont alors tout de guingois, formant des angles saillants et des angles rentrants, les rez-de-chaussée boitent, les toits se penchent comme s’ils allaient tomber, puis le rang se reforme, trébuche encore, et se perd dans la campagne. De place en place, les maisons s’écartent, et les masures d’une ruelle se frayent péniblement un chemin sur les pavés arrondis tachés d’un ruisseau trouble, cachant le ciel par leurs toits rapprochés qui semblent chuchoter.

La vie qui s’écoule ici est en rapport avec cette enveloppe de pierre. Le mouvement, le bruit sont rares. Au milieu de la journée, quand le soleil découpe sur le sol les pignons, les toits pointus, les colonnes, il règne un calme inexprimable. Les boutiques sont closes. Pas plus que les acheteurs, les marchands n’apparaissent. Quand on n’entend ni un pas, ni un murmure de voix, la ville semble morte, ses habitants endormis depuis des siècles, ses maisons oubliées dans une solitude ignorée, dans un désert d’où nul n’approche. Le bruit de ferraille et de grelots d’une voiture qui amène un voyageur, le cri d’un marchand de poisson, le pas lent d’une bonne femme, le grincement d’une porte, détonnent et éveillent des échos. Il est des endroits, par exemple autour de la cathédrale, cet admirable monument inachevé et rouillé, où l’herbe, épaisse comme dans un cimetière, crée un silence sans fin.

Les gens sont doux, parlent d’une voix où l’on dirait qu’aucune émotion, aucune passion ne peut vibrer. Ils ont, eux aussi, les allures, les gestes d’une autre époque. Ils ont été comme conservés dans leurs petites boutiques encombrées, dans leurs grandes salles nues où sont dressés les bancs et les tables de chêne, où les écuelles de terre brune, les pots de grès, les bols à cidre coloriés sont rangés sur la tablette de la cheminée. Sur le sol où posent leurs pieds, sur leurs murs, dans leur âtre, le passé vague et mystérieux balbutie encore des mots sans suite par des inscriptions de granit qu’ils ne peuvent déchiffrer. Quelles pensées viennent à ceux qui passent leur vie dans la même chambre en tête à tête avec les mêmes pierres, les mêmes objets, là où les parents sont morts, et aussi les arrière-grands parents, ceux dont ils portent encore les habits de drap, les larges chapeaux, les mantes bordées de velours, les fines coiffes dentelées ? Forcément, l’horizon est borné, les idées courtes, les paroles rares empreintes de monotonie. Parlez à celui que vous rencontrerez de sa ville, de ce qui s’y est passé. Il ne sait pas. C’est « autrefois », vous dit-il. Il ignore la bataille de 93, les coups de feu tirés pendant deux jours dans la Grand’Rue entre les Blancs et les Bleus. Dans « l’ancien temps », il y a eu des « massacres », traduit-il. Et la voix reste blanche, l’œil doux. Le bonhomme tourne la rue, la bonne femme rentre dans sa boutique. Une mendiante va doucement dans le soleil au milieu de la rue qui fut pleine de sang. Un petit âne à longs poils mange sa provende. Un lambeau d’affiche électorale parle, en gros caractères, des « cidres ».

LES PARCS D’HUÎTRES À CANCALE.

Le soir, à neuf heures, c’est la nuit. La nuit complète, sans une lueur, avec le seul bruit des heures. Il fait noir comme dans un four éteint. Tout le monde a pris le dernier repas, tout le monde dort. Ceux qui osent rentrer chez eux à huit heures sont les mal notés, les irréguliers de Dol. À huit heures et demie, l’homme et la femme se regardent avec effroi : « Comme il est tard ! nous ne pourrons jamais nous lever demain matin. » Vite, ils mettent les volets, ils éteignent les feux. On peut encore entendre pendant un