Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 08.djvu/254

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reux de s’élancer vers les buts lointains. Observez combien il est perpétuellement obsédé par l’idée d’avenir, par le sort futur de l’humanité. Il a écrit sur ce sujet les pages les plus extraordinaires, les plus fortes, des pages prophétiques où il annonce et décrit des phénomènes dont nous voyons aujourd’hui le développement. Écoutez-le : « Pour ne toucher qu’un point entre mille, la propriété, par exemple, restera-t-elle distribuée comme elle l’est ?… Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu’il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource, il vous le faudra tuer. » Cela était écrit en 1841, pour une conclusion aux Mémoires d’outre-tombe. Les mêmes observations et les mêmes prévisions sont faites et développées dans l’article de l’Avenir du Monde, publié en 1854 par la Revue des Deux-Mondes, dans les Considérations sur le génie des hommes, des temps et des révolutions, qui précèdent la traduction de Milton, parue en 1856. Si l’on ne faisait pas allusion à ces pages, on cacherait l’évolution complète de Chateaubriand, sa pensée libre et solitaire qui ne demandait plus rien aux hommes. De même, la fière attitude, la beauté d’exemple de Chateaubriand vis-à-vis de Napoléon, ne peuvent être supprimées. On peut dire qu’en face du maître brutal de la France, et au milieu du marécage de la platitude universelle, Chateaubriand a sauvé l’honneur de la littérature française, en jetant à la face de Bonaparte sa démission de la carrière diplomatique, lorsque le duc d’Enghien, saisi hors frontières, traîné devant le conseil de guerre de Vincennes, fut condamné et fusillé par ordre, et il a encore sauvé cet honneur en écrivant le célèbre article du Mercure, en 1807 ; en refusant de corriger son discours à l’Académie, en 1811.

VUE DE SAINT-SERVAN.

Cela n’est pas rien, c’est une belle histoire de l’homme qui est faite pour passionner. Les défauts de caractère, les faiblesses et les erreurs, l’enflure de la personnalité égoïste, n’en disparaissent pas pour cela, mais il faut dire tout. Et l’on en revient à cette inquiétude douloureuse qui fait de Chateaubriand une individualité intermédiaire, un homme du dix-neuvième siècle engagé dans l’ancienne société, portant le poids d’une race, d’une morale, de Combourg, de la monarchie, de la religion, et se laissant voir ravagé par l’amour, par l’orgueil, par le pouvoir, par tous les sentiments hérités et nouveaux qui lui venaient du monde d’hier et du monde de demain.

L’ÉGLISE DE SAINT-LUNAIRE.

Il s’est trouvé que toutes ces hésitations et ces forces, ces ravages et ces tristesses ont été exprimés par un grand écrivain. Ici, devant le livre initial de René, devant les magnifiques et enivrants Mémoires d’outre-tombe, devant tant de pages disséminées, les contradictions cessent, l’opinion doit trouver sa grande unité. Intermédiaire, Chateaubriand l’a été encore par son œuvre écrite. Il relie deux temps, il succède à Rousseau, il fait circuler une atmosphère inconnue autour des mots de la langue française, il marque d’une façon indélébile la littérature de notre siècle. Je voudrais ouvrir les Mémoires d’outre-tombe, étaler les richesses trouvées à chaque chapitre, ces paysages, ces portraits, ces coups de lumière sur l’histoire, ces profondes remarques sociales.