Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 08.djvu/310

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


PORSPODER.

bête invisible ; elle est douce et perfide, assaillante et brutale. Ce fut elle qui me tenta, finalement. Je cinglai un matin vers l’Abervrach, en une fine barque qui coupait d’un tranchant net les sombres collines d’eau, qui zigzaguait en angles et en courbes autour des hauts rochers de la pleine mer où s’alignaient les tristes pingouins, en vue de l’île Vierge et de son phare de 100 mètres. Le marin, aidé de son mousse, qui me conduisait, Jourdain, blond colosse barbu, ayant couru le monde, de la Norvège à la Chine, parleur lent et expressif, me disait brièvement et simplement les anecdotes de sa rude vie. Attentif, l’œil sur l’horizon, la main à la barre, gouvernant sa barque, la faisant attendre, courir, obliquer, se cabrer, comme un cheval d’hippodrome, il fit, sous le vent et dans les couloirs de hautes lames, une entrée rapide et glissante, d’une triomphale souplesse, dans l’estuaire de l’Abervrach. Je me rappellerai toujours ces heures de solitude en pleine mer, ces heures de gaietés et de silences, où l’on oublie et où l’on se souvient. L’arrêt fut bon à l’Abervrach, ou Havre de la fée, à l’hôtel des Anges, ancien couvent des Anges, daté de 1507, bâti au bord de l’eau. Mais la continuation du voyage, en carriole, ne valut pas le commencement, en barque. Je connus les mésaventures de voitures avec un premier conducteur, pilote de son état, qui ne prévoyait pas les tournants et les troupeaux de cochons, puis la monotonie du voyage avec un ramasseur de goëmon : pas d’accidents, mais une lenteur comparable au calme plat en mer quand les voiles tombent languissantes, comme des ailes aux ressorts cassés. J’eus plus d’une fois à regretter Jourdain et sa barque. Et depuis, combien de fois encore je les ai regrettés !

Je n’ai pas traversé toute cette région, ce « pays des naufrageurs » sans entendre les récits que l’on fait des anciens de Kerlouan attachant aux cornes de leurs vaches des lanternes ou des torches qui attiraient la nuit vers les récifs les vaisseaux incertains de leur route. Ils pillaient l’épave, dépouillaient les gens, achevaient les naufragés, tranchaient à coups de dents les doigts des cadavres pour s’emparer plus vite de leurs bagues. De vrais loups de grève, s’il y a du vrai dans ces récits. Il y en a sans doute, il y a aussi une généralisation de méfaits particuliers. Le comte Hervé de Léon ne se flattait-il pas de posséder une pierre plus précieuse que tous les joyaux connus : il parlait d’un rocher où se fracassaient les navires dont il recueillait les dépouilles. Les pauvres diables, eux, se contentaient du « bris de mer », petite part proportionnelle. Une tempête fructueuse s’appelait « une visite de Dieu » selon l’expression du P. Grégoire de Rostrenen.

Dans ce temps-là, les hommes de la côte de Léon portaient les cheveux longs par derrière et par devant,