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percepteur, riches ou pauvres, travailleurs ou fainéants, sont réduits à la même portion congrue, condamnés à la même misère, à peine suffisante pour les empêcher de mourir de faim.

Quand un Coréen a gagné quelques sapèques lui permettant d’acheter du tabac et un peu de poisson fumé, il se déclare satisfait et laisse à d’autres les préoccupations financières ou commerciales. Quelques-uns, cependant, désireux d’amasser, font des économies et cachent en terre leur cassette bien remplie ; mais ils n’en continuent pas moins à mener la vie du simple coolie, afin de détourner les soupçons de l’agent du fisc.

Je rencontrai à Tchemoulpo un ancien négociant coréen qui, par une association avec un Américain, avait gagné de 5 à 600 000 francs ; un jour, l’empereur devait recevoir livraison d’une cargaison de fusils achetés en Europe et de paiement immédiat ; le trésor était à sec, comme toujours, et le consignataire ne voulait remettre les fusils que contre espèces sonnantes ; le négociant coréen fut invité à verser une somme très élevée, 100 à 150 000 francs, avec promesse de remboursement ; malgré ses réclamations fréquentes, il ne put obtenir le moindre acompte et crut plus prudent, pour sa tête, de passer cette opération commerciale involontaire au compte des profits et pertes.

Je me rappelle encore un paysan de Fousan qui me racontait qu’il allait être ruiné par le procédé suivant. On se doutait qu’il possédait quelques ressources, et le mandarin local lui avait fait proposer un poste officiel pour lequel il devait dépenser une très forte somme, comme don de joyeux avènement. Il n’avait que deux partis à choisir : ou refuser le poste, ce qui serait considéré par le Gouvernement de Séoul comme un affront et un motif d’exil et de confiscation de biens, ou accepter les honneurs administratifs avec la ruine. Cette dernière résolution était la moins dangereuse.

Malgré l’aspect européen de certains quartiers, il y a peu d’étrangers à Tchemoulpo : nous recevons la visite d’un jeune Français, employé dans les douanes coréennes, qui sont, comme celles de Chine, sous la direction de sir Robert Hart ; je ne veux pas oublier de citer un de nos compatriotes, M. R…, qui tient une succursale d’une grande maison de Shanghaï, et nous fut d’un précieux secours par son aménité et les services qu’il nous rendit ; un Italien est capitaine de port, et quelques Anglais et Américains cherchent à faire des affaires.

De loin, on distingue l’église catholique, bâtie sur une colline ; elle domine Tchemoulpo et semble prendre possession, au nom du Christ, de la contrée environnante. Le curé de Tchemoulpo, le père M…, habite à côté dans une maison rustique ; il appartient à l’ordre des missions étrangères de Paris, parle la langue coréenne avec facilité, s’est assimilé les habitudes locales et peut servir de cicérone documenté. Venu dans le pays, il y a une vingtaine d’années, il a débarqué à une époque où la Corée était peu hospitalière et refusait l’entrée à tout Occidental ; comme je l’ai déjà dit, la mort ou l’expulsion immédiate attendaient l’audacieux qui osait enfreindre les lois du pays. Comme ses prédécesseurs dans ce royaume arrosé du sang de nombreux missionnaires, le père M… dut forcer la porte en cachette et dissimuler sa personnalité sous les vêtements de deuil des nobles Coréens, qui lui voilaient la figure et lui permettaient de ne pas répondre aux questions indiscrètes ou compromettantes. Ils commencent à être rares ceux qui furent obligés de prendre ce déguisement ; depuis 1887, la religion catholique est autorisée, et le missionnaire débarque, comme le banal globe-trotter, la valise à la main, sans aucun risque, et même avec la sympathie des autorités locales qui sont en excellents termes avec le pouvoir ecclésiastique.

JEUNES FILLES CORÉENNES. — D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Bien que Tchemoulpo ait été le premier port ouvert à l’étranger et, par suite, ait acquis dans ses débuts une certaine importance commerciale, il ne semble pas que son avenir économique doive être bien brillant ; il s’ensable lentement, et il faudrait, pour le rendre plus praticable, des travaux coûteux que le Gouvernement