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On entre avec curiosité dans cette crypte, on en sort avec joie, on aime mieux être dehors que dedans ; on monte au sommet du tumulus, où se creuse l’excavation qui donne un peu d’air et de lumière à l’intérieur, et l’on respire avec ivresse les senteurs de la mer et de la terre ; on regarde sans se lasser ce panorama unique, qui semble un Japon en miniature, ces îlots, ces îles qu’entourent les vagues régulières, tout le pays de Vannes et d’Auray, l’extrémité de la presqu’île de Rhuis, le mont Saint-Michel de Carnac. Ce jour-là, tout est coloré, mais tout est pâle, la mer est d’un bleu laiteux, le ciel est nuancé de vert et de rose légèrement perceptibles, et tous les détails du paysage s’indiquent avec une grâce lointaine et moelleuse. Deux petits bateaux voguent, bien perceptibles, bien vivants, dans cette pâleur universelle, dans ce paysage qui va s’évanouir. Sur une grève prochaine, une carcasse de bateau termine son existence : c’est l’épave, l’image de tout ce qui a roulé et traîné, inutile, et qui se désagrège maintenant sur le sable.

L’ÉPAVE, BAIE DU MORBIHAN.

Cette signification d’usure et de désastre disparaît dans l’ensemble lumineux des choses. Une population vit doucement parmi ces pierres. Nombre d’îles côtoyées par la barque qui fait le trajet de Gavr’inis sont cultivées, produisent des légumes ou de l’herbe, sont ombragées de bois de pins, de tilleuls ; des parcs à huîtres sont visibles à marée basse : leurs produits sont les huîtres armoricaines.

La décadence n’en existe pas moins. Une femme de l’île aux Moines a confié ses doléances à Anatole Le Braz. Les bateaux à vapeur ont tué la navigation du golfe. Autrefois, toute famille avait sa goélette, son brick, son trois-mâts. Cette flotte n’existe plus, vendue à l’encan, débitée comme bois à feu. Les jeunes gens qui naviguent sont au service de l’État, et bien peu reviennent. Ils épousent des Brestoises, et même des Toulonnaises ! Les jeunes filles, pendant ce temps, restent dans l’île, attendant leurs promis. Elles sont jolies et belles, pourtant, et Le Braz les célèbre en un style tout empreint d’admiration et de douceur : « Les îloises ont vraiment un charme qui n’est qu’à elles. Qui ne les a point contemplées, ces praticiennes de la mer, ignore les exemplaires les plus parfaits de notre race. Elles ont je ne sais quelle élégance archaïque ; elles font songer aux « dames courtoises » tant célébrées dans les antiques lais bretons :

Le corps gent et basse la hanche,
Le col plus blanc que neige blanche… »

Leur costume, c’est une robe de nuance claire aux manches évasées, un châle étroit collé à la taille, une coiffe de fine dentelle. Ces îliennes ne cultivent pas la terre pendant que les hommes sont au loin. Des journaliers viennent du continent, aux saisons des travaux agricoles. J’imagine que le paysan pourrait faire un mari, tout comme le navigateur, mais l’hôtesse de Le Braz ne lui a pas fait de confidences sur ce sujet, et l’île aux Moines semble aristocratique et délaissée, avec sa capitale qui a nom Lômiquel, ses manoirs à tourelles, son cercle druidique de Kergornan, son vieux tailleur sans jambes qui chante les légendes de l’île, « l’île des îles, pur joyau de la mer profonde, terre unique dont on ne saurait dire quel est son plus beau fleuron : la grâce fière de ses filles ou l’intrépidité de ses gars ! »

Avant de passer de l’autre côté du golfe, il me faut visiter Vannes et la contrée qui s’étend au-dessus de la ville. Un nouvel arrêt à Sarzeau me permet d’aller voir le château de Sucinio, pris et repris par les soldats de Blois et de Montfort, occupé par les Anglais, délivré par Du Guesclin. À qui n’a-t-il pas appartenu depuis ? À Anne de Bretagne, à Françoise de Foix, dame de Châteaubriant, à la princesse de Conti. Il n’y a plus que les souvenirs de ces noms et de bien d’autres, et les restes des murailles. De beaux restes, d’ailleurs : six tours sur sept, des salles de différentes dates, une belle ossature de monstre féodal.

Je vais à Vannes, une des villes les plus anciennes de la Bretagne, autrefois plus importante que Nantes, Vannes où résidèrent des ducs, Vannes bâtie autour de l’antique et curieuse cathédrale fondée par saint Paterne.

J’entre dans la vieille ville, par la porte Saint-Paterne, non loin de l’Étang du Due, et tout de suite, Vannes, la ville blanche, Gwenel, m’apparaît comme le plus étrange amas de sombres maisons. Derrière des remparts, dont certaines parties datent de l’époque romaine, c’est un dédale de rues, de ruelles, de cours