Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 10.djvu/441

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans les fossés, pendant que les prières et les processions recommenceront, tous cierges allumés, en route pour le cloître. Les lampions, les lanternes, achèvent d’éclairer cette nuit déjà claire de juillet. Les étoiles brillent au ciel bleu. La lune vogue par les plaines sans fin de l’éther. La misère humaine chante parmi ces lumières. Mais voici la grande distraction : un feu d’artifice, avec fusées, bombes, fontaines lumineuses, une croix de feu, et ces mots qui tout à coup resplendissent et me font songer à l’affichage céleste prévu par Villiers de l’Isle Adam : Sancta Anna, ora pro nobis.

ENFANT BUVANT DANS UN CHAPEAU L’EAU DE LA SOURCE CONSACRÉE À SAINT NICODÈME, PRÉSERVATEUR DES ÉPIDÉMIES.

Il est impossible de quitter Auray sans avoir été visiter la Chartreuse, la chapelle sépulcrale, la chapelle expiatoire, le champ des Martyrs. Ce n’est pas que les monuments à voir aient un grand caractère, mais le souvenir historique de la défaite des royalistes à Quiberon plane sur ces lieux paisibles, et, précisément, ce désaccord entre la tragédie de 1795 et l’aspect actuel, si ordonné, si administratif, suffit à motiver la curiosité du voyageur. J’ai eu un peu la même sensation, ici, que dans l’enclos de la rue Haxo, où l’on montre, moyennant rétribution, les traces de la fusillade des otages. Après la traversée d’un bois de chênes, et le surgissement d’un gardien, on commence la visite par le champ des Martyrs, où s’élève la chapelle sépulcrale, qui conserve la mémoire des royalistes jugés et fusillés à quelques mètres de là, sur les bords du Loc, du 1er au 25 août 1795. L’inauguration de cette chapelle sépulcrale eut lieu en 1829. Il faut entrer pour voir le mausolée en marbre blanc qui porte ces inscriptions : QUIBERON XXI JULII MDCCXCXV — PRO DEO, PRO REGE NEFARIE TRUCIDATI. Sur trois côtés du soubassement, on lit les noms de 952 victimes. Les sculptures abondent : bustes de personnages royalistes, représentations de divers épisodes du débarquement, tenté de connivence avec les Anglais, des bas-reliefs où le duc d’Angoulême prie sur les ossements des victimes, où la duchesse d’Angoulême pose la première pierre du mausolée. Non loin de là, est une seconde chapelle, la chapelle expiatoire, également fondée par le duc et la duchesse d’Angoulême, également inaugurée en 1829. Elle est construite au-dessus de la vallée où retentirent les coups de feu des exécutions. C’est un petit édicule en forme de tombeau, surélevé de nombreuses marches et entouré d’un bois de pins. Tout cela est assez froid d’architecture, et assez ordinaire de sculpture, mais, malgré tout, le funèbre souvenir hante ces pierres banales, et l’on ne peut se défendre d’une émotion en évoquant les terribles journées où fonctionna à Auray la Commission militaire. Je remonte ici à rebours les événements de l’histoire, puisque je visite Auray avant Quiberon. C’est à Quiberon qu’eut lieu l’action principale. Ici, ce fut l’épilogue, affreux et sanglant, épilogue sur lequel la discussion entre historiens royalistes et républicains dure encore. Ce n’est pas précisément, toutefois, la politique terroriste de la Révolution qui est ici en jeu, c’est son régime militaire et l’application de la loi martiale à des insurgés, pris les armes à la main, au moment où ils essayaient une intervention avec l’aide de l’étranger. La loi était barbare, et ces fusillades sont épouvantables, mais l’acte des émigrés, alliés aux Anglais, était un crime caractérisé contre la patrie. On ne peut répondre pour les émigrés que d’une façon, c’est qu’ils n’avaient pas en eux l’idée de patrie telle qu’elle existe aujourd’hui, telle précisément que les hommes de la Révolution ont contribué à la créer. Ils croyaient attaquer la Révolution et non la patrie, mais c’était tout de même celle-ci qui recevait leurs coups et les leur rendait.

La Chartreuse d’Auray est douce et reposante après ces monuments commémoratifs. La première construction est ancienne, puisqu’elle fut entreprise par Montfort après qu’il eut vaincu Charles de Blois en 1364 et qu’il fonda une collégiale pour remercier Dieu de sa victoire. Mais les chartreux, qui vinrent s’établir là en 1480, modifièrent et rebâtirent, du xve au xviie siècle, de sorte qu’il restait peu de chose des pierres primitives. Au xviiie siècle, on remit encore une fois tout en état, et c’est cette Chartreuse, tant de fois refaite, qui est offerte à notre examen et à notre méditation. J’avoue aimer beaucoup les cloîtres, et ici il y en a deux, le grand et le petit. On n’a pas encore trouvé mieux que cette construction romaine, imitée par les monastères francs, et qui représente, si bien et tout à la fois, l’idéal de la vie cachée et de la vie commune, par