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Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 10.djvu/491

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l’océan lui aura communiqué, non la sérénité de ses étendues calmes, mais la rage de ses tempêtes, et c’est une preuve de plus, hélas ! de cette affinité que j’essayais d’établir entre les mouvements de notre pensée et les mouvements des éléments qui semblent, eux aussi, animés d’une pensée consciente. Comment l’homme s’arrachera-t-il donc aux fatalités qui l’enserrent et dominera-t-il les forces sourdes et aveugles qui luttent sans cesse dans le champ clos de la nature ? Quel spectacle nous donnera le calme de la supériorité que nous revendiquons si hautement ? Est-ce l’immensité étoilée ? Au moins là, nous ne voyons que rythmes et lumières, nous ne pouvons être affectés par les chocs inaperçus des astres, et pouvons croire qu’ils se meuvent en vertu de lois à jamais inviolables. Le pauvre gardien de phare n’avait pas assez regardé les étoiles : il ne s’arrêta pas à ces réflexions et il quitta, je crois bien, son phare pour le bagne.

Je me souviens, comme si c’était d’hier, que ce fut lui qui me guida, avec un soin parfait, pendant la visite que je fis du promontoire. Cette visite n’est pas dangereuse pour qui a la tête à l’abri du vertige et le pied sûr, mais encore faut-il savoir choisir les pierres, les sentiers, les marches, qui permettent de faire le tour de cet immense bloc déchiqueté, fendu de crevasses, ouvert en abîmes. Il n’y a pas deux chemins, et le chemin unique n’est pas facile à trouver. Les gamins qui nous suivent ne s’en soucient guère, se laissent glisser sur les pentes, s’agrippent aux pierres pointues, disparaissent dans les trous, reparaissent comme s’ils sortaient d’une trappe et font toute cette gymnastique et tous ces tours de force, dont je les dispenserais bien, pour m’apporter une touffe de fleurs jaunes et parfumées, cueillies au versant de quelque gouffre. Je ne puis me livrer à ces exercices, auxquels m’ont peu préparé les marches et contre-marches les plus rapides à travers les rues de Paris. Je suis donc prudemment mon compagnon, qui m’aide de ses indications et parfois de la main, quand le passage est trop glissant et trop difficile. C’est le commencement du voyage qui est le plus scabreux, au long de la partie nord de la pointe. C’est aussi la partie la plus belle, je veux dire la plus effrayante et la plus grandiose. L’Enfer de Plogoff est un trou dans lequel il ne ferait pas bon de tomber : les parois rouges de ses rochers n’offriraient aucun arrêt à la chute, et la mer en bas fait songer, par ses flots, ses écumes, sa clameur, à une troupe de bêtes féroces qui s’agitent dans un cachot trop étroit, et dont la fureur demande une proie.

Le spectacle de la pointe du Raz n’est pas plus effrayant que le spectacle de la pointe de Penmarch. Mais ici, au Raz, l’horreur est plus condensée, le promontoire se présente en un seul bloc plus imposant. La mer n’est pas plus grande ni plus violente, mais sa violence aussi apparaît plus concentrée, dirigée avec plus d’opiniâtreté et de violence sur l’obstacle. Et puis, il n’y a pas seulement la pointe du Raz et la mer, il y a le raz de Sein, le courant créé entre le continent et l’île de Sein, et cela, c’est un spectacle unique, c’est un passage d’eau d’une violence extraordinaire. On est surpris d’y voir passer les bateaux de pêche et les navires par les mauvais temps. Ils y passent pourtant, et l’homme donne ici une preuve de son intelligence et de sa hardiesse. Il se confie avec crainte à cette eau qui court d’un mouvement vertigineux, mais il s’y confie, malgré tous les dictons que l’on connaît, celui-ci : « Jamais homme n’a traversé le Raz sans avoir peur ou mal ; » et cet autre, qui a la forme d’une prière : « Mon Dieu, secourez-moi pour traverser le Raz, mon bateau est si petit et la mer est si grande ! » De fait, les vagues courent là librement avec des allures peu engageantes. C’est immense et sinistre, et même il n’y a pas de rayon de soleil qui tienne : les mâchoires des vagues sont plus visibles, voilà tout. Auprès de cette mer en folie, la pointe du Raz prend une physionomie bonasse, et je reste un assez long temps assis sur un des rochers de la pointe à me réjouir du bienfait de la terre ferme. J’achève ensuite le tour du promontoire par le versant sud, moins ravagé et périlleux que le versant nord.

UN VIEUX PÊCHEUR.

Je monte ensuite au sommet du phare, d’où la vue s’étend, en face, sur la mer et l’île de Sein ; à droite, sur la baie de Douarnenez, la pointe de la Chèvre, la pointe Saint-Mathieu, Ouessant ; à gauche, sur la côte de la baie d’Audierne, la pointe de Penmarch. Si l’on regarde vers la terre, l’aspect du cap est bien étonnant aussi, avec ses maisons dispersées, ses clochers pointus, les compartiments de ses champs entourés