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ville d’Is aurait été, par le fait de Dahut, un foyer de débauche. Dahut faisait conduire, chaque soir, au fond d’une retraite, quelque jeune étranger qu’un homme noir lui amenait masqué (cela ressemble tout à fait à l’histoire de Marguerite de Bourgogne et de la Tour de Nesle). Après l’orgie, au point du jour, l’étranger était étouffé sous son masque à ressort, et son cadavre jeté dans un gouffre. Pour ces méfaits, la ville fut donc détruite, non par le feu du ciel, comme Adama, Gomorrhe, Seboïm, Segor et Sodome, mais par la mer qui s’avança vers elle et l’engloutit.

Voici comment le P. Albert le Grand de Kerigonval, né à Morlaix vers la fin du xvie siècle, raconte la disparition d’Is dans sa Vie des Saints de Bretagne : « Saint Guennolé allait souvent voir le roi Grallon en la superbe cité d’Is (située sur le bord de la mer, entre le cap de Fontenay et la pointe de Croazon, où, de présent, est le golfe ou baye de Douarnenez), et preschoit fort hautement contre les abominations qui se commettaient en cette grande ville, tout absorbée en luxes, débauches et vanitez, mais demeurans obstinez en leurs peschez ; Dieu révéla à saint Guennolé la juste punition qu’il en vouloit faire ; saint Guennolé estant allé voir le roy, comme il avoit de coustume, discourans ensemble, Dieu luy revéla l’heure du chastiment exemplaire des habitans de cette ville estre venuë. Le saint, retournant comme d’un ravissement et extase, dit au roy : Ha ! Sire, Sire ! sortons au plus tost de ce lieu : car l’ire de Dieu le va présentement accabler ; Votre Majesté sçait les dissolutions de ce peuple ; on a eu beau le prescher, la mesure est comble ; faut qu’il soit puny ; hastons-nous de sortir, autrement nous serons accueillis et enveloppez en ce mesme malheur. Le roy fit incontinent trousser bagage ; et, ayant fait mettre hors ce qu’il avoit de plus cher, monte à cheval, avec ses officiers et domestiques, et, à pointe d’éperons, se sauve hors la ville. A peine eust-il sorti les portes, qu’un orage violent s’éleva avec des vents si impétueux, que la mer, se jetant hors des limites ordinaires, et se précipitant de furie sur cette misérable cité, la couvrit, en moins de rien, noyant plusieurs milliers de personnes, dont on attribua la cause principale à la princesse Dahut, fille impudique du bon roy, laquelle périt en cet abysme, et cuida causer la perte du roy en un endroit qui retient le nom de Toul-Dahut ou Toul-Alc’huez, c’est-à-dire le pertuis Dahut ou le pertuis de la Clef, pour ce que l’histoire assure qu’elle avoit pris à son père la clef qu’il portoit pendante au col, comme symbolle de la royauté. Le roy, s’estant sauvé d’heure, alla loger à Land-Tevennec, avec saint Guennolé, lequel il remercia de cette délivrance, puis se retira à Kemper. »

Une autre version explique que la ville d’Is était protégée par une immense digue percée d’écluses dont le roi Grallon possédait les clefs. C’est saint Guénolé encore qui vient prévenir le roi que sa fille, en possession de la clef de la grande écluse, a ouvert la porte aux flots. Grallon se hâte de s’enfuir, prenant sa fille sur son cheval. Mais la mer gagnait sur eux, et le roi entendit une voix : « Grallon, si tu veux être sauvé, débarrasse-toi du démon que tu portes en croupe. » Dahut tomba, les flots se jetèrent sur elle, et s’arrêtèrent, apaisés.

LE CIMETIÈRE DE L’ÎLE DE SEIN.

Quoi qu’il en soit, les archéologues et les historiens s’accordent avec les auteurs de légendes pour accepter qu’une ville ait existé dans ces parages. Quant à son importance, elle est bien impossible à établir. Ce ne sont pas de bien grandes preuves que les pierres trouvées çà et là dans les terres et au bord des flots. Qu’un petit havre de la côte s’appelle encore Toul-ar-Dahut, le Gouffre de Dahut, ce n’est qu’une preuve verbale à l’appui de la légende. Émile Souvestre, qui a traité tous ces sujets en un agréable esprit romanesque, s’en réfère au chanoine Moreau, qui raconte qu’ « en 1586, on voyait, à l’entrée de la baie de Douarnenez, des restes d’édifices ayant tous les caractères d’une haute antiquité, et qu’il n’était pas rare de découvrir sur le rivage des cercueils en pierre, comme on en faisait aux ive et ve siècles. » Il affirme également qu’ « on y distinguait deux anciennes routes pavées, et qui conduisaient, l’une à Kemper, éloignée de 9 lieues, l’autre à Carhaix, située à 13 lieues