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les porter longues ; de la glace se forme autour des poils : si l’on n’y prenait garde, le menton deviendrait rapidement une glacière.

2 décembre. — Tempête de sud-est. Par cette tourmente, il sera impossible de se frayer un passage à travers le terrain accidenté qui s’étend en avant. Donc nous attendrons une embellie pour repartir. Vers midi le soleil perce les nuages ; vite l’horizon artificiel et le sextant. Résultat de l’observation : 86° 47′ de latitude sud. La température n’est pas assez basse pour que l’emploi des fourrures soit nécessaire. Dans ces conditions, nous les abandonnons à ce campement.

À peine en route, le vent reprend avec plus de force que jamais. Par ce chasse-neige impénétrable, ce serait folie de continuer ; à chaque pas nous risquerions une culbute dans un gouffre. Aussi, après un parcours de 4 kilomètres seulement, de nouveau nous campons. À ce moment la température est de −21°. Altitude : 2 850 mètres. Durant la nuit, le vent vire au nord et le ciel s’éclaircit.

3 décembre. — Toujours de la glace vive et toujours des crevasses, mais en moins grand nombre que les jours précédents. Cela ne finira donc jamais ! Çà et là apparaissent quelques plaques de neige. Bientôt, elles augmentent en nombre et en étendue ; finalement, elles forment une nappe d’un seul tenant. Aussitôt nous reprenons les skis, nous en avons enfin terminé, semble-t-il, avec ce glacier diabolique, et nous voici sur le plateau culminant. Courte est notre joie. Un peu plus loin, la présence d’un gros monticule annonce de nouvelles difficultés. En même temps, le terrain présente une légère déclivité vers le sud ; avant d’atteindre l’ondulation que nous apercevons, nous avons à traverser une vallée très évasée. De tous côtés, des séracs et de ces dangereux petits mamelons dont il a déjà été question. Donc, ouvrons l’œil. Maintenant, la couche de neige a disparu ; de nouveau rien que de la glace vive. Au début sur cette pente lisse, la descente est rapide. Tout à coup un patin du traîneau de Wisting s’engage dans la lèvre d’une crevasse, et le véhicule verse. Aidé de Hassel, le conducteur travaillait à le relever, lorsque Bjaaland arrive photographier la scène. Comme il tarde à mettre au point son appareil, je m’enquiers de la situation. « Et la crevasse ? Elle n’est pas dangereuse ? — Comme les autres, » répond Wisting ; on n’en voit pas le fond ! Je cite cet incident pour montrer comme on s’habitue à tout dans la vie. Ainsi voilà deux de mes compagnons se faisant photographier bien tranquillement sur le bord d’un gouffre qui à tout moment peut les engloutir. Aucun d’eux ne songe aux dangers de la situation ; plus tard, lorsque je les gronde amicalement de leur imprudence, ce sont des rires et des plaisanteries qui me répondent.

À partir de ce point, nous entrons dans la partie du glacier que nous avons dénommée la « Salle de Bal du Diable ». Cette dénomination en dit long. Au début, le terrain n’a pas mauvaise apparence. S’il est très glissant, les crevasses ne sont pas nombreuses. En revanche, les lignes de séracs abondent. Soudain, les chiens de tête de Hansen crèvent la glace et culbutent dans une fente où ils demeurent suspendus par leurs harnais. Leur conducteur a bientôt fait de les repêcher. Le trou par lequel ils ont passé laisse voir à un mètre environ de la surface un second pont de glace d’apparence très solide. Une chute n’aurait donc pas entraîné de conséquences graves, pensions-nous ; Bjaaland se charge de nous prouver le contraire.

UNE GRANDE CREVASSE REMPLIE DE NEIGE SUR LE GLACIER DU DIABLE.

À quelques instants de là notre camarade tombe dans un trou et fait s’effondrer le second pont situé à quelques pieds en dessous ; il aurait disparu s’il n’avait eu la chance de se raccrocher à une corde qui pendait le long du traîneau. À tout moment, hommes et chiens enfoncent dans ces perfides chausse-trapes. Sous nos pas, la glace sonne creux comme si elle était minée de tous côtés. Les conducteurs n’épargnent pas le fouet pour sortir le plus tôt possible de cette zone périlleuse. Bientôt le glacier devient moins dangereux et la piste garnie d’une excellente neige.