La joie est un pauvre nom pour le sentiment qui se manifeste alors sur la figure de nos camarades, c’était quelque chose de plus… Le capitaine Nilsen me remet mon courrier et me communique ensuite toutes les nouvelles. Quand je sus tout, trois personnalités s’élevèrent bien au-dessus des autres, parmi celles qui m’avaient prêté leur appui dans les circonstances les plus graves : Sa Majesté le Roi de Norvège, le professeur Fridtjof Nansen, Don Pedro Christophersen. Toujours avec une respectueuse gratitude, je me souviendrai des services que m’ont rendus ces éminentes personnalités.
Le 30 janvier, après avoir travaillé deux jours pour embarquer les bagages, nous sommes prêts à appareiller. À la joie du départ se mêle une pointe de regrets. On ne quitte pas sans mélancolie ce qui a été le foyer pendant un an, même s’il est enfoui sous la neige et la glace. Nous sommes trop esclaves de l’habitude pour nous séparer brusquement et sans tristesse du milieu dans lequel nous avons vécu de longs mois. Aux yeux de la presque totalité de nos compatriotes, Framheim semblerait un trou abominable. À nous, au contraire, cette cabane ne rappelle que d’agréables souvenirs. Pendant un an, elle a été l’abri confortable où, après tant de jours de rude labeur, nous trouvions le repos et le calme. Durant tout l’hiver antarctique — et c’est un hiver qui compte ! — elle nous à offert une protection efficace contre le froid. Sous des latitudes plus tempérées, maint pauvre hère eût envié un aussi bon gîte. Dans ce milieu glacé que tous les êtres animés abandonnent pendant la longue nuit hivernale, nous avons vécu, non comme des animaux, tapis dans leur tanière, mais comme des hommes civilisés, ayant à leur disposition toutes les ressources d’un intérieur bien ordonné. Au dehors régnaient l’obscurité, le froid, les tourmentes de neige : on passait le seuil de la cabane et aussitôt on trouvait la lumière et la chaleur. Aussi nous sentons-nous émus au moment d’abandonner cette maisonnette où l’existence nous fut si douce. Le monde civilisé nous appelle, il nous offrira certes beaucoup de choses dont nous sommes privés depuis longtemps, mais en revanche, combien d’autres dont nous aurions aimé être débarrassés pour toujours ! Qui sait ? Lorsque nous aurons repris notre train de vie avec son cortège de soucis et de préoccupations, peut-être le souvenir des jours calmes et paisibles vécus à Framheim éveillera-t-il en nous des regrets !
Cette ombre de tristesse s’efface rapidement. Le passé, quelque agréable qu’il ait été, c’est le passé ! Nous devons considérer l’avenir : il s’annonce souriant et plein de promesses ; pour le moment, nul parmi nous ne songe aux vicissitudes que la vie pourra lui réserver plus tard.
Pour fêter le départ, le Fram est pavoisé, et, au moment de lever l’ancre, la satisfaction est générale. Nous quittons Framheim, fiers d’avoir atteint le but que nous nous étions assigné ; ce sentiment domine en nous tous les autres. Depuis deux ans, si le temps ne nous a pas semblé long et si notre entrain ne s’est jamais ralenti, cela tient à l’absence de ce que j’appellerai des « points morts ». À peine un problème était-il résolu qu’un autre se présentait à nous. Un but n’était pas plus tôt atteint qu’un second sollicitait notre attention. Toujours nous avons été tenus en haleine ; dans de telles conditions les heures s’enfuient rapidement. Quoique notre grande entreprise soit terminée, le voyage de retour n’est pas pour cela dénué d’intérêt. Nos efforts n’acquerront de valeur que s’ils sont connus du monde civilisé : il est donc nécessaire d’en communiquer le plus tôt possible les résultats au grand public. Il est de la plus haute importance que nous arrivions les premiers sur le marché. Nous croyons avoir atteint le Pôle avant l’expédition anglaise ; mais, ce n’est encore qu’une probabilité.
D’ici à Hobart Town, en Tasmanie, qui sera notre première relâche, la distance n’est pas inférieure à 2 400 milles marins. L’an dernier, la traversée de la mer de Ross a été une véritable croisière d’agrément ;