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Dimanche, 11 février. — Température au déjeuner : −21°,3 ; au dîner : −19°,7. La plus mauvaise journée du voyage, et cela en grande partie par notre faute. Nous nous égarons et nous tombons sur la glace la plus difficile que nous ayons jamais rencontrée.

J’écris ces notes après une marche de douze heures. Maintenant nous sommes dans le bon chemin, ou à peu près, mais encore très loin du dépôt ; en conséquence, ce soir, les portions ont été réduites. Les trois rations de pemmican qui nous restent en feront quatre, et le déjeuner de demain comptera pour deux repas si nos progrès ne sont pas très rapides. Cette épreuve permettra de juger du degré de résistance que nous possédons encore et de notre aptitude à faire maigre chair.

Lundi, 12 février. — Situation très critique. Pendant la matinée, cela va bien : grâce à un terrain propice, nous fournissons une longue marche. La vue de notre ancien campement du 18 décembre, situé à une étape du dépôt, nous donne courage : c’est la preuve que nous sommes dans la bonne voie.

L’après-midi, réconfortés par le thé, nous partons, persuadés que nous arriverons le soir au but, mais la malchance nous conduit trop à gauche ; nous remontons alors le glacier jusqu’à ce que, éreintés et découragés, nous tombions au milieu d’un horrible labyrinthe de crevasses. Après cela, par suite de divergences d’opinions sur la route à suivre, nous décrivons une série de zigzags ; finalement, à 9 heures du soir, nous nous arrêtons dans un endroit très mauvais, où, après discussion, on décide de camper.

Mardi, 13 février. — La journée d’hier nous a laissé une horrible sensation d’insécurité. Maintenant que nous avons retrouvé le bon chemin, il nous faut marcher rapidement. À l’avenir, les vivres devront être ménagés de telle sorte que nous ne nous trouvions pas si à court, au cas où le temps nous obligerait à nous arrêter. Il importe également de ne plus nous fourvoyer dans une impasse comme celle d’où nous sommes parvenus si difficilement à sortir. Bowers et Wilson sont en proie à de violentes attaques d’ophtalmie. Evans n’a plus la force d’aider à établir le campement.

Mercredi, 14 février. — Beau temps. Partis avec les crampons aux pieds ; une heure après, avons hissé la voile sur le traîneau ; néanmoins, allure lente, en raison d’amas de neige poudreuse pareils à ceux rencontrés sur le plateau et de l’état des patins du traîneau. Pendant la grande halte, ils sont grattés et passés au papier de verre.

Il n’y a pas à se le dissimuler, nos forces n’augmentent pas précisément. Wilson souffre encore de sa jambe et ne peut que difficilement se servir des skis. Le cas le plus grave est celui d’Evans : notre compagnon nous inquiète beaucoup. Ce matin, il s’est découvert une énorme ampoule au pied. Chaque fois qu’il devait réajuster ces crampons, nous étions obligés de nous arrêter. Je crains parfois qu’il n’aille de mal en pis ; j’espère cependant une amélioration quand nous pourrons nous servir constamment des skis, comme nous l’avons fait cet après-midi. Evans et Wilson sont toujours très affamés. La prudence nous empêche cependant d’augmenter les rations. Le prochain dépôt se trouve à quelque 48 kilomètres, et il nous reste des rations pour près de trois jours.

Jeudi, 15 février. — Température au déjeuner : −23°3 ; au dîner : −15°,5. 21 kilom. 8. De nouveau au régime congru. Les rations et la durée du sommeil ont été réduites, nous nous sentons très las.

Vendredi, 16 février. — Situation plutôt grave. Evans a le cerveau presque détraqué et a perdu sa belle confiance. Ce matin et cet après-midi, il nous a arrêtés pour des motifs futiles. Nous sommes au régime des rations réduites, quoique nous possédions encore une certaine quantité de vivres ; ils peuvent durer jusqu’à demain soir. Après le déjeuner, nous avons été enveloppés dans un tourbillon de neige. Marche très pénible. Des temps encore plus durs nous attendent. Peut-être tout finira-t-il par s’arranger si, demain, nous atteignons assez tôt le dépôt, mais combien angoissante est la situation avec un homme malade ! Les heures réservées au sommeil sont trop courtes pour que j’écrive plus longuement ce soir.

Samedi, 17 février. — Terrible journée. Après une bonne nuit, Evans a l’air un peu mieux. Comme toujours, il déclare se sentir très bien et, au départ, il s’attelle au traîneau. Une demi-heure plus tard, ses skis s’étant détachés, il abandonne le halage. La piste est abominable, la neige molle récemment tombée colle aux patins. Le ciel est couvert et la terre enveloppée de brume. Au bout d’une heure, nous nous arrêtons. Evans nous rallie, mais très lentement. Une demi-heure après, de nouveau il s’arrête pour rajuster ses patins et demande à Bowers un lacet. Je le supplie de nous rejoindre ensuite aussi vite qu’il le pourra. Il me répond très gaîment. Pour haler le traîneau, ceux qui restent doivent tirer ferme, et suent à grosses gouttes. Arrivés par le travers du Monument Rock, nous faisons halte ; voyant Evans très en arrière, nous campons pour déjeuner. Il n’y a pas sujet de nous alarmer du retard de notre camarade ; nous préparons le thé et le repas, puis mangeons. Le déjeuner terminé, Evans n’est pas encore arrivé, nous le cherchons des yeux ; il est encore très loin. Aussitôt l’inquiétude nous prend et tous les quatre partons de suite au-devant de lui sur les skis. J’arrive le premier. L’aspect de notre pauvre camarade est effrayant ; il est là à genoux, les vêtements en désordre, les mains nues et mordues par le froid, le regard égaré. À nos questions, il répond lentement qu’il ne sait pas ce qui lui est arrivé, qu’il a dû s’évanouir. Nous le relevons, mais après avoir fait deux ou trois pas, il retombe. Le malheureux est dans un état