Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 20.djvu/305

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quer comme la ficelle d’un fouet leur longue queue traînante ; et grattent le sol, et sentent dans leur chair, entrer le trident du dieu terrible qui, dans un horrible pêle-mêle, meut la tempête et le déluge et boule verse de fond en comble les abîmes de la mer. »

Lorsque nous quittons notre aimable hôte, dans l’enchantement d’un spectacle si nouveau, le soleil est au zénith et nous regagnons les Saintes-Maries pour organiser une excursion vers la Crau. Le printemps, par malheur, a été exagérément pluvieux et personne dans le village ne veut se charger de nous conduire à Saint-Louis du Rhône par la route de Faraman et des marais. Cette route doit être cependant d’un pittoresque sans égal ; à travers une contrée absolument sauvage, il faut se frayer un chemin au milieu des étangs innombrables où s’agite tout un peuple d’oiseaux rares et sur les bords desquels vivent en liberté complète les taureaux indomptés. Il faut donc renoncer à cette voie si tentante, sauf à la signaler, quand elle est praticable, aux touristes préoccupés d’inédit. Du moins nous promet-on un trajet intéressant vers la Crau par Albaron, la rive nord du Vaccarès et le Sambuc.

Comme la veille, la soirée passe vite à revoir la farouche église, à côtoyer la mer, à regarder tomber la nuit dans un désert sans horizon. Et puis c’est le départ, dans les vapeurs diaphanes du matin, la silhouette des Saintes qui devient de moins en moins nette et qui s’efface enfin, les rares tamaris des savanes, les prêles et les salicornes des marais…

D’Albaron, où l’on quitte la route d’Arles, se détache un excellent chemin qui pique droit sur l’étang de Vaccarès et, après en avoir longé le rivage, se dirige vers le grand Rhône. Le paysage, au début, reste le même, il n’est plus très nouveau pour nous ; mais bientôt le Vaccarès étale vers le Sud la masse de ses eaux grises ; mer plutôt qu’étang, mer déserte, à perte de vue, qui miroite ce matin au soleil, mais que l’on devine traîtresse et dangereuse quand souffle le mistral ou quand, dans les tristes journées d’hiver, la tempête amoncelle les nuages sur un horizon sinistre.

Fraîche oasis, dont nous goûtons avec volupté les ombrages, le hameau de Villeneuve abrite sous de grands arbres au bord d’un clair ruisseau quelques maisons rustiques et quelques vergers perdus dans cette immensité. Le Rhône n’est plus très éloigné ; bientôt l’aspect du pays change, la terre redevient fertile et la végétation moins rare ; les grands vignobles, que nous avons quittés avant Aigues-Mortes font, de nouveau, leur apparition. On peut se faire une idée de l’importance de l’exploitation viticole dans cette région, si l’on songe qu’un seul domaine, visité par nous ce jour-là, comporte environ 180 hectares en vignes. Au château de Giraud (c’est le domaine en question) on ne récolte pas moins de 14 000 hectolitres de vin dans les années moyennes ; les celliers renferment 58 foudres d’une capacité de 3 à 400 hectolitres chacun ; 100 ouvriers y sont employés en permanence, en temps de vendanges ce nombre est porté à 200, 250 et plus. Le domaine est dans un joli site au bord du grand Rhône et le château, entouré de parterres étincelants, n’est pas sans caractère.

MOUTONS AU SAMBUC.

De là jusqu’au Sambuc, où un fragile bateau de pêcheur nous fera traverser le fleuve, la promenade au faîte de la levée du Rhône, au milieu d’une folle végétation, offre un contraste saisissant avec les plaines dénudées de ce matin. « Ô magnifiques ombrages ! s’écrie le chantre de Mireille. Des frênes, des peupliers blancs gigantesques miraient, des bords, leurs troncs blanchâtres ; des lambrusques antiques, tortueuses, y enroulaient leurs lianes et du faîte des branches fortes laissaient pendiller leurs moissines noueuses. Le Rhône, avec ses ondes fatiguées, dormantes, majestueusement tranquilles, passait ; et regrettant le palais d’Avignon, les farandoles et les symphonies, comme un grand vieillard qui agonise, il semblait tout mélancolique d’aller perdre à la mer et